Monday, April 30, 2007

The world is my pork chop

"The world is my pork chop", San Francisco, October 2003

Tu ne sais pas toute l'énergie que ça me
demande de ne pas t'écrire.
Alors je ne le fais pas.
Je ne t'écris pas.
Parce que tu n'existes pas.


Dans un café Internet, San Francisco, octobre 2003


Tu te rends compte à quel point je suis pathétique? Je suis en plein cœur de San Francisco, au coin de Height et Ashbury, le berceau mythique de la génération beatnik et du peace & love. Je suis assise dans un café Internet, il fait beau, des histoires se déroulent à mon insu autour de moi et je n'ai rien de mieux à faire que d'écrire à quelqu'un qui n'existe pas.Mais c'est à toi que j'envoie ce message.Parce que toi, tu existes, mon amie.Tu existes et tu me manques. Je ne supporte pas d'être ici. J’ai mal de ressentir cette souffrance. J’essaie de la fuir, je n’y arrive pas. Elle me rattrape. Je tente de l’engourdir, de la geler, en m’étourdissant de visites compulsives de musées magnifiques, en enfilant les tableaux de maîtres l’un après l’autre, toute seule, jusqu’à ce que mon regard ne puisse interpréter que le symbolique se cachant derrière les coups de pinceaux, que les couleurs impriment ma rétine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de distinction entre la réalité et de l’acte de symbolisation du réel, en m’enivrant en compagnie d’inconnus, en goûtant des corps qui ne m’appartiendront jamais plus, en me racontant des histoires, moi, l’étrangère en perdition au charming accent, je tente de fuir, je me rattrape, j’ai mal, je n’y arrive pas, je tourne en rond, à des kilomètres de chez moi.

Je ne supporterais pas d'être à la maison, affligée d’une maladie dont j’ignore le nom, dont je suis seule à connaître l’existence. Et même si je le savais, si je la connaissais comme elle semble me connaître, je ne pourrais pas la nommer, je ne pourrais que l’écrire. Je ne supporte pas d'être loin des enfants, ils me manquent. Pourtant, je ne supporterais pas non plus d'être avec eux, ils seraient de trop. Beaucoup trop encombrants dans une peine qui ne les concerne absolument pas, que leur présence colorerait d’une teinte coupable qui déplacerait en moi ce que j’ai à traverser seule. Je n'ai qu'une envie, rester ici, sur cet écran, encore un peu. Le temps de me ressaisir, de ramasser mes morceaux, de me reconstituer. Le temps de guérir. De me guérir de lui et d’apaiser cette douleur qui m’empêche d’être libre de lui, de l’autre qui prenait sa place avant lui, de remplacer ce vide par un autre, tout simplement libre, pour la première fois de ma vie.
Je croyais qu'ici, loin de tout, loin de moi, de mes enfants et de ma vie, je deviendrais momentanément une autre. Je joue les touristes perdues, et je le fais très bien, j’arrive même à me convaincre moi-même. Les Californiens sont fondamentalement sympathiques, j’ai bu une bière à 10 h ce matin, en compagnie d’un vieux marin philosophe au Vesuvio’s. C’est là que Jack Kerouac venait se désaltérer entre deux pèlerinages; des photos de lui ornent les murs, en compagnie d’autres écrivains. Ce marin s’appelle Karl. C’est un barbu à l’allure un peu froissée, ses cheveux sont pêle-mêle, ses vêtements fripés et salis aux genoux par du gazon mouillé. Malgré ses airs de tough guy au lendemain d’une veillée pas tout à fait terminée, il était courtois et étonnamment chatty pour quelqu’un qui avait l’air d’avoir passé la nuit à festoyer. Il n’a pas rechigné lorsque je lui ai demandé de me prendre en photo en train d'ébaucher cette lettre, appuyée contre le bar du Vesuvio’s. (Je voulais me voir en train de t’écrire, pour que mes mots ne soient pas vains, pour faire partie de ma propre aventure. Que veux-tu, en voyage, je me sens décalée.) Karl a même souri. Je l’ai trouvé tout de même charmant pour quelqu’un qui empestait le whisky si tôt le matin. Il s’est excusé, la photo serait probablement floue, étant donné qu’il tremblait en appuyant sur le déclencheur. Son corps protestait contre le taux d’alcool décroissant trop rapidement dans son sang. Il m’a raconté qu’il venait tout juste de passer la nuit dans le Golden Gate Park avec sa vieille amie Rita, à boire du whisky à même la bouteille et à se raconter leurs histoires d’amour déchues. Il avait rigolé toute la nuit avec Rita. Ils avaient bu, discuté philosophie et sexe, et fait l’amour comme des adolescents, les fesses à l’air dans l’herbe froide, derrière un banc de parc. En regardant le soleil se lever sur San Francisco ce matin, Karl a inscrit sur le banc, à l’aide d’un stylo feutre qu’il garde dans la poche de son blouson, « Karl CAME here ». Il se trouvait très drôle, d’ailleurs, il en riait encore à me le raconter. Puis Rita lui avait retiré le stylo des mains et avait rajouté « So did Rita. Twice. » Il a recommencé à s’esclaffer en disant qu’elle avait souligné le mot « Twice » deux fois, en appuyant si fort sur la mèche du stylo qu’elle est devenue émoussée, et que c’était pour cette raison qu’il ne pouvait me donner son numéro de téléphone. (Je ne me souvenais pas de lui avoir demandé mais je voulais entendre la fin de l’histoire) Le crayon était fichu, et moi je me demandais si Karl ne se fichait pas de moi. J’hésite à dire qu’il me racontait des bobards, simplement pour faire la conversation avec une inconnue. Il semblait trop ému par cette douce et folle aventure qu’il venait de vivre. Qu’elle se soit déroulée dans sa réalité ou qu’il s’agisse d’une déformation alcoolique d’une aventure qui avait mal tourné, moi, c’est la réalité de cette émotion qui m’a touchée. Il avait l’air si heureux. Il souriait, et ses yeux se perdaient dans l’ascension des bulles de sa bière à peine entamée. J’ai souri en le regardant se chuchoter à lui-même, j’ai fini mon verre, rangé ma caméra et mon cahier dans mon sac à dos, et je lui ai soufflé un baiser. Je l’ai remercié d’avoir partagé cette histoire avec moi. Il sentait le whisky, la cigarette et le gazon, et son histoire m’a semblée suffisamment romantique pour que j’aie envie de la raconter. J’aime bien vivre une histoire d’amour par étrangers interposés, le temps d’un voyage d’autoguérison. Ça m’apaise. Et puis, ça me permet de m’éloigner de mon chagrin. Pendant un court moment, j’ai cru arriver à le semer. Après ma rencontre avec Karl, j’ai visité à nouveau musées, librairies et expositions de toutes sortes. Puis, il m’a rattrapée. On ne peut pas échapper à soi-même et à sa peine. J’aurai beau m’inventer des fictions follement romantiques et les prêter aux saoulons marmonnants assis près de moi dans les bars, je ne cavale pas assez vite pour échapper à mes peines d’amour, elles finissent toujours par me blesser.
Je pleure derrière mes lunettes fumées et mon appareil photo depuis 24 heures. Anne-Marie, la copine qui m’accueille gentiment chez elle, ne me voit pas pleurer, parce que je sais bien me cacher. Je pleure dans la douche, ma taie d’oreiller est couverte de mascara le matin. Mais elle devine. Elle pressent l’état catatonique dans lequel je me trouve, elle sait très bien pourquoi je suis ici, en Californie. Elle comprend la nécessité de ma fuite. Ici, je suis à des années-lumières d’une réalité qui ne cadrait plus très bien avec moi. C’est ici que je me suis réfugiée pour me cacher de fantômes que j’avais moi-même imaginés; à force de n’avoir peur de rien j’ai dû m’inventer des hantises pour que quelqu’un vienne enfin me sauver de moi-même. Je crois que c’est ce que je suis venue chercher à San Francisco. Une trêve de mes histoires d’horreur. Mais je suis là, je suis toujours là, je me sauve et pourtant personne ne se porte volontaire pour me sauver. Je suis comme moi. Je m’échappe. Je fuis.
Assise ici, dans ce petit café inconnu de San Francisco, je t’écris à toi, parce que je ne peux plus lui écrire, à lui. Ça m’est impossible, impensable, parce que j’en ai envie, tant envie que je le fais presque; tu vois, je le fais quand même mais je ne le fais pas tout à fait. Je dois m’en scinder, m’en séparer, avoir la force nécessaire de retrouver mon espace-temps et ma place dans le langage, regagner un monde dont j’ai envie de faire partie. Désir sincère d’un hiatus, d’une trêve, d’une pause, appelle-ça comme tu veux, j’avais seulement envie de me sauver pour être sauvée. Alors je suis partie. Anne-Marie me fait du bien. «You just need a break, honey, that’s all. When you go back home you’ll have California sun in your heart; enough to have the strength to go on with your life. But right now baby, you’re just a big ol’ mess! Cry here! I sure won’t tell. That’s what I’m here for, darling. That’s why you came all the way down here: Because no soul will tell. » Je pleure toute seule, comme je l’ai fait si souvent dans ma chambre d’épouse et de mère au foyer. Je pleure tout de suite, maintenant, dans l'espoir de laisser ma peine ici, à San Francisco, pour de bon, une fois pour toutes. Cette peine là, elle doit rester ici. Il y en aura d’autres, c’est certain. Mais celle-là, la peine que je traîne depuis mon divorce, elle doit mourir ici, avec moi. Avec le vieux moi tout amoché. Je veux revenir à Montréal dans une nouvelle peau, avec un nouveau cœur tout neuf. Y'a pas une chanson qui dit : « I left my (broken) heart in San Francisco » ???
J'ai choisi de t'envoyer ce message parce que tu sais que je ne peux plus lui écrire. C’est fini. Mon appel de détresse quittera San Francisco pour se rendre jusqu'à toi, à Montréal, par les méandres du net, dès que je t’aurai promis mon retour.
Je t'aime, je pense à toi.
Je reviendrai.
Promis.

2 people had something to say:

Blue said...

J'aime bien ce texte. Je trouve que c'est ton meilleur à ce jour. L'histoire du gars dans le bar à San Francisco est-elle réelle?

Bridges said...

Eh bien merci! c'est un extrait de mon projet "Le Passeur" aussi; il s'agit de la deuxième partie...Est-ce réel? hum....c'est de la réelle fiction ou de la réalité fictionelle, c'est selon. Tu me fais là un très beau compliment :)
Merci Blue!