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Tuesday, June 19, 2007

Christophe XVII


Tu adores ces petites mises en scènes élaborées, dans lesquelles nous devenons des personnages fictifs dans notre propre vie. Moi, je m’invente des protagonistes énigmatiques qui se cachent sous des airs de banalités, des êtres tragiques mais touchants, pour le simple plaisir de la contradiction. Ce soir, je dîne avec un étranger, visitant Montréal pour affaires. Quelque chose de cosmopolite et de politiquement correct, le genre de business qui se justifie à l'aide de rapports para-gouvernementaux poussiéreux de trois cent pages qui coûtent des millions aux contribuables. La Banque mondiale, tiens. Si, tu travailles pour la Banque Mondiale. D'ailleurs, c'est ce qui est écrit sur ta carte d'affaires; il y a même le logo, ton titre, v-p finances, ton nom, Christophe, et puis tous tes numéros, tes adresses. Tu voyages souvent, tu me l'as dit, tu m'appelles parfois, de Paris, de Ouagadougou, de Brasilia. tu dois rendre visite aux représentants de pays étrangers qui ont besoin de financement pour des projets d'urbanisme, de reconstruction. Est-ce moi qui invente Christophe, tu es timide et frondeur à la fois. est-ce que j'imagine tout ça, tu sembles habité par une force, un souvenir, une pulsion qui m'échappe complètement mais dont je devine la présence lorsque tu hésites et que tu baisses le regard avant de me dire quelque chose qui pourrait me contrarier. Je te regarde rappeler le garçon, tu lui dit ce que tu veux, il reprend les menus et file vers la cuisine. Je me demande bien ce que tu lui a demandé. Je pousse la porte de la salle de bains, je me retrouve devant le miroir biseauté et terni par le temps. Je vérifie mon maquillage, le froid n'a pas trop fait de dégâts, il y a plus de peur que de mal, en fait, et quelques simples traits de crayon khôl et de rouge à lèvres et rien n'y parait plus. Je me lave les mains avec ce savon rose dégoûtant qui se retrouve dans toutes les salles de bains de restaurant du tout Montréal; ce parfum me rappelle la petite école, les salles de bains aux grands lavabos que l'on actionnait en pressant une pédale avec le pied, en un instant je suis une élève du primaire et je me lave les mains après la récréation, j'ai dû enterrer un oiseau mort dans le sable, il s'est frappé contre l'une des grandes vitrines de ma classe pendant le cours d'anglais, je m'étais fait la promesse d'aller voir s'il était toujours là pendant la récréation. How do you say un oiseau s'est heurté contre la vitre, a bird hit the window, it hit so hard, it didn't see there was a wall there he smashed into it, et puis BANG! On ne le voyait plus, il était de l'autre côté de la vitre, et moi j'ignorais à ce moment s'il n'était que sonné ou bien raide mort, quelques minutes plus tard j'étais avec lui de l'autre côté, dans la cour d'école, mais lui n'était plus là, déjà. J'ai dû l'enterrer dans les bancs de sable qui bordent la cour de récréation, personne ne m'a vue, je l'ai fait à mains nues et je me suis lavée les mains par la suite, dans la salle de bains de l'école, au dessus du lavabo à pédale, à l'aide de ce savon rose puant dont l'odeur est marquée à jamais dans ma mémoire. L'eau coule sur mes mains. Je lève les yeux, je suis dans la salle de bains de Senzo's, je rince, je secoue un peu les mains, mon amant m'attends à notre table, je lui ai dit de me faire une surprise, j'essore avec les serviettes de papier, je n'ai pas la patience de les mettre sous le séchoir automatique, je pousse à nouveau la porte pour retourner à table avec Christophe.


Je regarde, et oui, à voir l'air de Christophe et l'assiette posée à ma place, il semble bien y avoir une surprise pour moi à table.

Friday, June 08, 2007

Christophe XVI


Au centre du restaurant, un groupe de retraités fête l’un des leurs. Trois hommes et deux femmes sont attablés devant une gigantesque pizza. Une des convives, tirée à quatre épingles dans un tailleur pied-de poule, fait élégamment le service. Elle coupe des pointes et les dépose mécaniquement dans les assiettes en souriant, tout en suivant la conversation qui se déroule à table. Elle les distribue à sa voisine de gauche, qui les donnera à son voisin et ainsi de suite, jusqu'à ce qu’ils soient tous servis. L’homme assis près d’elle la regarde avec attention; c’est probablement son mari. Il semble s’attendre à une catastrophe; ses mains sont sur la table, son dos n’est pas appuyé sur la chaise et ses yeux ne quittent pas les mains de sa femme. Il doit craindre qu’elle ne renverse une coupe de vin ou qu’une pointe de pizza coulante de sauce tomate, déposée trop énergiquement dans une assiette, éclabousse sa chemise blanche. Au moindre faux-pas de sa femme, il sera prêt à en minimiser les conséquences. Un bouquet de ballons posé au milieu de la table attire mon attention. Il est inscrit Encore 29 ans! en blanc sur le ballon rouge, Félicitations! en blanc sur le ballon bleu, et Good luck! en lettres dorées sur un ballon vert orné de trèfles à quatre feuilles. Je n’arrive pas à me faire une idée. Fêtent-ils une retraite, un anniversaire, ou encore la St-Patrick?

Je me rends discrètement à la salle de bains, l’air nonchalant. Avant de pousser la porte, je te jette un coup d’œil discret. De plus près, je distinguerais une lueur d’excitation dans tes yeux; je me plongerais dans ton regard à la fois timide et frondeur, d’un bleu sombre et glacial nuancé d’ambre chaleureux, près des pupilles, là où personne ne l’a remarqué. Sauf moi. J’aime t’observer lorsque tu ne le sais pas. Autrement, tu ne me laisses pas faire. Alors je dois le faire en cachette. À ton insu. Je me transforme en voyeuse invisible afin de me raconter une histoire. La tienne, celle de mon amant cosmopolite en exil depuis des lunes. La mienne, celle de l’écrivaine undercover à découvert.

Tu m’attends à notre table, en terminant le vin. Le serveur t’a remis une copie du menu afin que tu puisses y consulter la carte des desserts. « Fais-moi une surprise! » t’ai-je dis avant de me lever de table. Menu en mains, tu as l’air de me choisir avec attention une sucrerie qui devrait faire mon bonheur.

Si tu savais ce que je lis dans tes petits gestes anodins et ta façon de bouger. Avenant, délicat, prévoyant. Entre les lignes de ton accent parisien, à peine affaibli par vingt ans de conversations montréalaises, je te devine toujours étranger. Tu es ici chez toi, je le vois bien. Tu aimes les gens, leur familiarité attachante, le langage coloré. Les affres de l’hiver trop long te laissent de glace, t’importunent moins que la majorité des québécois. Chez toi, ce n’est pas ici. Enfin, pas tout à fait. Par tes sourires maladroits adressés aux étrangères qui croisent ton chemin, tu laisses des traces invisibles mais bien réelles. Dans ces moments, tu es vulnérable et beau; ton corps exprime ta manière discrète d’être au monde, sans pour autant t’effacer de l’espace que tu habites. « Garçon! » Tu appelles le serveur, l’index bien levé afin de ne pas passer inaperçu. Personne n’appelle plus les serveurs « garçons » de nos jours. Enfin, pas à Montréal. Il te voit immédiatement et se dirige vers toi, une pile de menus sous le bras. Tu lui demandes quelque chose, il fait oui de la tête et te remet un menu. En le remerciant, tu lui fais sûrement une remarque spirituelle, puisque vous riez discrètement tous les deux. Il termine le vin en le partageant dans nos verres respectifs avant de repartir avec la bouteille vide, toujours souriant.

Monday, June 04, 2007

Christophe XV


C’est une jolie brunette, sans maquillage, visiblement amoureuse. Une assiette de saumon fumé décorée de tranches de citron frais a été déposée devant elle. Lui, un blondinet à la calvitie naissante qui me semble maladroit. Il pique sa fourchette dans un cœur d’artichaut. Je la vois découper un morceau de saumon, l’enrouler autour d’une câpre et le tendre à son compagnon. Hésitant, Il plisse le nez devant le poisson cru, et décline son offre en hochant la tête. Elle hausse les épaules, esquisse un sourire résigné et avale le saumon et la câpre. J’observe le serveur remplir les verres d’eau glacée. Veulent-ils d’autre pain non mais d’autre vin oui, une autre bouteille, certainement, et le serveur va la chercher. Je guette la brunette. Elle savoure la dernière lampée de vin, dépose sa coupe vide, déglutit, ferme les yeux. Elle ouvre la bouche et attend. Attends de voir si le poisson va mordre à défaut d’être mordu. Joue le jeu nom de Dieu, c’est ce qu’elle pense je crois. Entre ses dents le blondinet dépose un artichaut, qu’elle s’empresse de croquer avec délice. Une goutte d’huile aromatisée s’échappe de ses lèvres poupines, puis il l’essuie de son doigt en rigolant. Je suis ravie de le voir le porter immédiatement à sa bouche. C’est facile, trop facile, doit-il se dire. Le serveur revient, serviette blanche sur le bras, débouche le vin et remplit solennellement leurs coupes. Très bon elle dit, encore meilleur que l’autre, voit par toi-même c’est délicieux. Le blondinet porte la coupe à ses lèvres et acquiesce. Je jette un dernier coup d’œil à la brunette et au blondinet.

Je les trouve mignons. Je ne les envie pas. J’ouvre le menu à mon tour.

Alors que j’hésite entre la mesclun et la césar, je te raconte la saynète qui se déroule à quelques tables de nous, pendant que tu faisais la lumière sur les zuppa et les antipastos. Tandis que les mots s’échappent de ma bouche et que tu les captes des yeux, les serveurs s’affairent à garnir les corbeilles à pain, remplir les verres d’eau glacée, et moudre du poivre en grains au-dessus des assiettes fumantes. Tu me regardes, touché par ce petit récit impromptu et attendri devant mon sens de l’observation aiguisé et interprétatif. Tu me demandes doucement si je veux du vin chérie, et mets ta main sur la mienne. Nos doigts se croisent sur la table, entre la baguette et le plat d’olives noires. Oui, une pleine bouteille darling car je ne fais pas les choses à moitié et tu détestes les demi-mesures.

Wednesday, May 30, 2007

Christophe XV


Christophe me susurre à l’oreille, dis-donc, qu’est ce qui t’a pris ma mignonne…ne me dis pas que tu es jalouse? Je lui réponds par une moue de petite fille prise en défaut. Tut-tut-tut qu’il me fait. Tu sais bien qu’il n’y a que toi maintenant ma toute petite. Il est charmant, je trouve. Un vrai prince. Tout à coup j'ai le droit d'être inconduite.

Avant que tu ne puisses t’asseoir à ton tour, un jeune serveur se dirige vers notre table avec des menus recouverts de cuir noir aux écritures dorées sous le bras. Il se déplace au ralenti, ses chaussures seraient doublées de guimauve que je n’en serais pas surprise; il salue au passage un jeune couple dont la femme est enceinte jusqu’aux oreilles, et s’arrête près de nous. Un sourire imbécile mais heureux est plastronné sur son visage, et son regard semble s’évader au-dessus des clients. Peut-être est-ce un petit pétard grillé avec le cuisinier quelques minutes plus tôt qui le rend si baba cool. Bonsoir bienvenue chez Senso’s, le meilleur endroit en ville pour manger straticella, pastas, ansalata et tutti quanti, Marcello pour vous servir, qu’il nous dit, cabotin. Peut-il nous servir un apéro, certainement tu lui réponds, ce sera Pernod pour monsieur et Pineau pour madame, parfait merci qu’il dit et nous souhaite une bonne soirée. Marcello se dirige machinalement vers le bar. Tu me regardes d’un air complice et je te fais un clin d’œil. Nous savons tous les deux qu’il en sera ainsi. Une excellente soirée. Tu retires le chewing-gum de ta bouche, le roule en petite boule symétrique, la colle dans le cendrier, puis t’assied en face de moi. De l’autre côté de la vitrine, des passants transis de froid nous regardent et envient la chaleur et les odeurs réconfortantes qu’ils imaginent mais ne peuvent sentir.

Le resto est bondé. Les gens sont bruyants, quelques-uns sont enivrés. Certains parlent et rient la bouche pleine de carpaccio et de fettucinis Alfredo, d’autres servent du Chianti à leurs voisins de table en éclaboussant les nappes blanches. À ma droite, se trouve un couple dans la jeune vingtaine. Je tourne discrètement la tête en leur direction, jambes croisées. Tu ouvres ton menu et en débute la lecture en plissant les yeux; puis-je te remettre tes lunettes certainement baby. J’attrape mon sac à main sur le dossier de ma chaise, en retire tes lunettes. Je les dépose sur la table. Marcello arrive et dépose un verre de Pineau devant moi, se retourne vers toi et s’excuse ne plus avoir de Pernod, ce n’est pas très en demande ici, dit-il, confus, et te propose un martini. Non, dis-tu en grimaçant, non non, apportez-moi plutôt le vin tout de suite, un merlot Domaine de Ravanes 2000. Je fixe à nouveau le couple, tu souris en me voyant faire, et retournes à ton menu.

Sunday, May 27, 2007

Christophe XIV

Je suis une littéraire, moi! Rien à foutre que tu aies fêté ton 47e anniversaire de naissance le mois dernier. Mes trente ans et moi n’en avons rien à glander. Je fait semblant que je ne comprends rien aux chiffres, que l’esprit cartésien m’échappe, qu’il se perd dans ma conviction d’être artistique et non théorique, tu vois, les chiffres ne sont jamais attachés aux émotions mais pourtant c’est comme ça que je valide la pertinence des miennes, que je les fait compter. Alors si, ça fonctionne comme ça. Je calcule. Je soustrait. Je divise. Je nie. Je continue de croire que la différence d’âge n’a pas d’importance, que seul compte l’age du cœur et de la tête, et j’y crois dur comme fer.

Devant chez Senso’s, alors que tu allonges le bras pour agripper la porte, je te tire contre moi. Mais qu’est-ce que tu fais Sophie, dis-tu en rigolant, merde, on se les gèle, rien du tout, je veux seulement t’embrasser avant d’entrer, ai-je besoin d’une raison, j’avoue, c’est un comportement suspect à vingt degrés sous zéro, alors que de l’autre côté de la porte il fait chaud et bon; si tu veux tout savoir, Christophe, je suis superstitieuse, alors embrasse-moi vite il fait froid pas le temps d’y penser et tâche d’en avoir envie. Nos manteaux et nos gants se frottent dans un bruissement sec et sourd. À la lumière du réverbère au dessus de nous, je remarque tes lèvres gercées. Je ferme les yeux, j’ouvre à peine la bouche et impose mes lèvres sur les tiennes, et je ne sens rien, l’épaisse couche de rouge à lèvres qui recouvre ma bouche m’en empêche. Une larme de froid glisse sur ma joue jusqu’au col de mon manteau, traçant un sillon sur mon visage, démaquillé d’un trait de caractère.

Tu me laisses faire, ravi de mon impatience malgré le froid agressant. La chaleur mentholée de mon souffle emmêlé au tien embrume tes lunettes. Tu m’embrasses à ton tour, me mordillant gentiment le bout de la langue. Je goûte ta cigarette grillée en vitesse tout à l’heure, chez toi, avant de partir. Tu souris triomphalement, le reste de ma gomme entre les dents. Tu as ce don de me soutirer le peu qui me reste avec tant d’aisance; je suis avalée d’un seul trait, consentante dans un mutisme que même le froid perçant ne saurait faire crier.

J’en serais effrayée si ce n’était pas de ma confiance aveugle en toi. Je retire gentiment tes lunettes givrées et les glisse dans mon sac à main, donnant à voir ton regard candide mais toujours voilé. Tu tapes ton index ganté sur le bout de mon nez, le glisse à ma bouche. Mignonne je suis dans la froidure tu trouves, et tu élances à nouveau ton bras vers la porte, cette fois déterminé à entrer. Pressé de retrouver la chaleur, tu pousses la porte d’un coup sec, créant une bourrasque polaire dans le portique du resto. Tu m’aides à retirer mon écharpe, mon manteau et mes gants, tu fais de même, et je presse ensuite mes mains contre tes joues afin qu’elles se réchauffent. La ravissante hôtesse nous accueille avec un sourire trop lumineux pour être vrai. Elle te reconnaît. Tu l’appelles par son prénom. Un bonsoir monsieur exagérément révérencieux désamorce ton envie de la séduire à nouveau, tu n’es pas seul, quand même, et t’incite à détourner le regard. Je vois bien que cette femme ne t'est pas inconnue; elle te fait les yeux doux, te souris, touche légèrement ton épaule afin de te diriger vers ta table, et me regarde d’un air méprisant, sans que tu ne la voies. Moi je l’ai vue. Elle a de longs cheveux noirs, probablement italienne, plutôt jeune. Plus jeune que moi. Elle porte une robe au décolleté plongeant, et déambule élégamment chaussée de magnifiques Manohlo Blahnik. Ce n’est certainement pas avec son salaire d’hôtesse qu’elle peut se payer ce genre de luxe. Un des ses petits amis mafieux doit les lui avoir offerts, ou encore pire, papa mafieux lui en a apporté une cargaison en direct de New-York, petite salope, je la déteste déjà cette pétasse. Discrètement, je prends ce qui reste de gomme dans ma bouche et le lui lance dans la chevelure alors que je la suis. Oops! Elle nous conduit à une table près de la fenêtre, à ta demande et mon acquiescement, où nous pourrons observer pendant le repas les passants frigorifiés de l’avenue Laurier et la clientèle de Senso’s à notre guise. Ça vous va, ici, Monsieur Christophe? Qu’elle te dit, oui, c’est parfait, que je lui réponds, sèchement, et je lui adresse mon plus beau sourire de vache triomphante. Elle fait un signe de la tête, lève un sourcil en accent circonflexe et nous souhaite une bonne soirée. Galant, tu tires ma chaise et je m’y assieds en soupirant d’aise.

Monday, May 14, 2007

Christophe XIII

Enchâssés l’un à l’autre, nous esquivons en vitesse les plaques de glace aussi élégamment que des patineurs artistiques, accélérant le pas à chaque claquement de nos talons sur le rare béton à découvert. Je me sens observée, et tu ne me regardes même pas. Tu tentes de maintenir une distance courtoise entre nous malgré ma solide poigne à ta manche. La soirée est d’un froid corrosif. J’invoque les déesses de la cosmétologie et je prie afin que mon mascara hydrofuge respecte sa promesse et que mon fond de teint tienne le coup; il faut que je sois radieuse et irréprochable pour mon close-up tout à l’heure. Trois coins de rue nous séparent du restaurant. Assez pour se frigorifier les méninges, mais trop peu pour tenir une conversation. De toute façon, je n’ai pas envie de déblatérer du small talk et mis à part le froid, je n’ai qu’une seule chose en tête pour le moment.

Manger.
J’ai faim.
Je pourrais avaler n’importe quoi.

Afin de tromper mon estomac, je déchire du bout des dents un morceau de ma gomme et l’avale rapidement, au rythme de nos pas. Trop vite tu marches, attends, et j’ai failli m’étouffer.

Si étrange, cette relation toute neuve partie sur les chapeaux de roues. Si puissante. Elle exige de moi plus que je ne peux donner. Je me laisse guider, j’en avais assez de tout faire, de réfléchir à tout, j’ai tout gâché, j’ai tout gâché, j’abdique et je me rends, et Christophe a le don de me prendre en charge, je n’ai rien à faire et c’est délicieux, délicieux et effrayant à la fois, peut-être est-ce moi qui exagère la force entre nous, c’est le droit des écrivaines, l’exagération, la mise en scène, l’overdramatization, mais c’est fascinant, je me vois, je me regarde agir et je sais, je sais que je suis attirée par ce qui m’effraie, et je continue. Je commence à peine à marcher seule, et voilà que je me retrouve déjà, volontairement dois-je te le faire remarquer, aux côtés d’un homme qui se plait à se rendre indispensable. Je me crois invulnérable parce que c’est moi qui décide de plein gré d’abdiquer les commandes; tu vois, j’ai fait un bout de chemin, déjà et encore, je suis toujours soumise mais cette fois c’est ironique, et ça me fait rire à défaut d’en pleurer. Oui je le veux, je-le-veux-je-le-veux, et je joue le jeu. Moi, si indépendante de nature mais dépendante de torture. Mon masochisme aura raison de moi, de nous deux, j’en ai bien peur. Notre relation, parce que s’en est bien une, et j’ai dû argumenter des heures avec toi pour que tu finisses enfin par l’admettre, souviens-toi, oui, Sophie, c’est bien une relation, j’ai réfléchi et tu as raison, peu importe la façon dont on regarde la chose, force est d’admettre que nous entretenons bel et bien une relation, amis/amants, homme / femme, si-si , tu as raison, toi et moi, nous sommes en relation, que tu le veuilles ou non.

On se connaît à peine, pourtant, on se reconnaît. Je reconnais que tu refuses de me connaître. Je refuse d’admettre que je te connais. Quelle connerie. Beaucoup trop jeune pour moi, mais ça ne fonctionne pas comme ça, m’as tu dis du même souffle en souriant, lorsque je t’ai demandé si tu étais mon chum, tout à l’heure. Je suis assez intelligente pour savoir que ça ne se passe pas comme ça dans la vie, mais que dans la réalité, dans ces histoires que je me raconte, c’est autre chose. Les chiffres sont dorénavant les seules choses sur lesquelles je peux compter. Combien je reçois de pension alimentaire par mois. Combien de jours par semaine les enfants voient leur père. Combien d’amants sont entrés puis sortis de mon lit depuis que je suis séparée. Combien de fois j’ai eu envie de faire l’amour avec toi depuis que je te connais. Combien de gens assistent métaphoriquement à la représentation de nos scènes élaborées de baise dans ta chambre. Combien de gens me regardent écrire ce livre depuis que je l’écris. Combien d’amis me délaissent depuis que j’écris. Combien de femmes sont en moi depuis ma séparation. Combien, combien, je n’arrive plus à savoir sur qui je peux compter à force de tenter de déchiffrer. Combien de rencontres avec ma thérapeute pour démêler tout ça. Finalement, tu n’as jamais répondu à ma question, ni moi à la tienne.

Trop jeune pour toi?
Non. Pas vraiment.
J’ai eu le temps d’y penser.
M’en fiche.
Vraiment, je m’en fous.
C’est toi qui est trop jeune pour moi.

Tuesday, May 08, 2007

Une lettre au miroir

Musée Picasso, Paris, Août 2006




Montréal, février 2004



Chère amie,

Ginette Reno chantait :

Ça va mieux, ça va mieux
Je ne pense presque plus
À nous deux, à nous deux
Ça m'a pris du temps c'est vrai
Ce n'est pas encore ça mais
Ça va mieux, ça va mieux
Je n'ai plus besoin de toi
Ou si peu ou si peu
C'est moins fragile que l'on pense
Un cœur en convalescence

Ma chérie... Tu es en sevrage émotif... Et ça, c'est une conséquence de la dépendance affective. On devient dépendante affective quand ce qu'on ne peut pas obtenir prend toute la place dans notre vie, jusqu'a nous obséder, nous rendre folle, irrationnelle, dépressive. C'est un cercle vicieux duquel il est très difficile de sortir. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Alors on compulsionne. Dans la drogue, l’alcool, la bouffe, (surtout les mets chinois) le cul. Moi, ma compulsion de choix, ce sont les hommes. Dans le plus fort de ma dépression, j’ai croqué amant par-dessus amant afin de combler ce gouffre de moi qui m'avalait de plus en plus. Tu sais, ce trou immense qui ne se remplit jamais? (Un jour, je m'y suis aventurée. Voici ce que j'y ai trouvé : une estime de moi plus que déficiente; un manque d'affection chronique; un grand besoin d'être admirée; un sentiment d'impuissance plus dévastateur que la bombe H; une mère me disant « Va pas dehors, le monde est méchant! Dangereux! » Un père réalisant à 55 ans que ce n'est pas en suivant les règles qu'on gagne au jeu; une tonne de livres hyper intéressants que je n'ai pas encore lus et une paire de sandales plate-formes à lacets de cuirs vernis qui me branchent en crisse.) Alors je baisais avec (tiens, lui là-bas) et je croyais que je me sentirais aimée, que le vide serait moins vide. HAAAAAAAAAA!

Bizarrement, c'est le contraire qui se produisait. Je me sentais encore plus nulle. Alors je recommençais. Ca m’a pris du temps avant de comprendre; quand on a des tendances masochistes, on se demande longtemps pourquoi on se fait mal et quand on le trouve, on se dit : Pourquoi arrêter? Avoue que c'est tentant : Croire, l'espace d'une nuit (ou d'un après-midi, ce qui était souvent mon cas) que quelqu'un va nous aimer et qu'à travers ce corps à corps dépourvu de sens, on sera enfin COMPLÈTE. ppppppppprrrrrrrrrrrrtttttttttt!!!!!! (Ca, c'est le bruit d'une grimace lente et juteuse.) BULLSHIIIIIIIT!!!!

Et je ne t'apprends rien en te disant que le sevrage, ça fait mal jusqu'en dedans des tripes; on finit même par croire qu'on va en mourir. Et surtout, ne pense pas que j’arrive à t’en parler de façon détachée; on est toutes la-dedans, dans ce rapport latent de dépendance affective, jusqu'au cou, et même quand on croit s'en sortir, voilà qu'on y retombe. C'est pour ça qu'on a besoin de ses copines pour se rappeler qu'on peut se suffire à soi-même, sans hommes... mais... on a TOUJOURS besoin de ses amies!!!!!

Je te comprends. On a beaucoup de choses en commun, toi et moi, qu'on a vécues de façon différente, sur des chemins de vies parallèles. Avec des hommes qui semblent diamétralement opposés mais qui se rejoignent sur bien des points. Ce vide que nous ressentons, nous le comblons avec l'écriture, la photo, la peinture, la danse, whatever. Si on a pas ça, Nath, on meurt, c'est tout. Et pour être morte, pas besoin que le cœur cesse de battre; j'ai été morte pendant 3 ans, et ce, même si j'ai donné la vie. Étrange, non? J'ai parfois l'impression que d'avoir donné naissance à mon fils m'a à la fois tuée et fait renaître. Faudra que j'explore ça à un moment donné.

C'est bien que tu aies téléphoné à James. Il te fait sentir bien, parce qu'il aime être avec toi et qu'il ne te demande rien. Juste d'être toi. Ca suffit. C'est beau, l'image que j'ai de toi marchant dans la neige avec cet homme qui te tient la taille. Il te trouve belle, et tu ris. C'est vrai que tu es belle quand tu ris. Il y a chez toi cette beauté tragique, un mélange de poussière d'étoile et de reflets des ténèbres. Une princesse / sorcière envoûtante. Un soleil noir.

Moi non plus je ne sais pas ce que je vais faire.
Moi aussi je me sens paralysée.
Moi aussi j'ai besoin de toi.

Accroche-toi, glisses pas, Hang on!

Je suis là.

Wednesday, May 02, 2007

Christophe XII

Mes talons aiguilles s’enfoncent dans la neige et me donnent une certaine prise au sol, rendant ma démarche plus assurée. Je procède avec caution, car je me connais. Je sais ce dont je suis capable, et mes capacités en matière de déambulation se résument en un seul mot. Je suis maladroite. Les gens ayant déjà marché avec moi sur les trottoirs vous le diront; je m’enfarge plus souvent qu’à mon tour dans des obstacles imaginaires. Je le sais, bon sang! J’ai déjà fait bien pire que de glisser sur un trottoir glacé. Par exemple, j’ai déjà manqué une marche dans les escaliers du métro en pleine heure de pointe et répandu tout le contenu de mon sac à mains aux pieds d’usagers du transport en commun; je crois bien que c’était la dernière fois que j’ai pris le métro, ma voiture me semblait tellement plus sécuritaire après cete mésaventure; j’ai déjà glissé dans le stationnement d’un voisin un soir d’Halloween, en chantonnant la charité s’il vous plait! avec Rose déguisée en princesse sur un bras et un sac de bonbons sur l’autre, projetant les bonbons dans les airs, me transformant tout à coup en pinata impromptue, traumatisant ma fille et mes voisins du même coup, un classique; je suis même tombée sur le derrière dans une salle de cinéma bondée alors que je cherchais un siège libre dans la pénombre, pop-corn volant dans tous les sens, déclenchant l’hilarité générale chez les cinéphiles et l’embarras de mon mari à l’époque. Une chute est toujours imminente chez moi, et la certitude qu’elle se produira n’est pas à remettre en question, la seule chose que j’ignore, et là réside toute l’excitation, est le moment où je tomberai sur le cul.
Je m’attends donc à tout moment à m’étendre de tout mon long sur la chaussée, et je me prépare mentalement à cette éventualité. Christophe le ressent, peut-être est-ce ma façon de lui serrer la main très fort en lui tirant le bras dans tous les sens qui lui a donné cette impression, ne me laisse pas tomber-ne me laisse pas tomber-ne me laisse pas tomber et en arrivant à l’intersection du boulevard Saint-Laurent, il retire sa main de la mienne pour m’offrir son bras en entier en guise de soutien. Je m’y accroche volontiers, merci beaucoup Christophe, tu es très prévenant, convaincue que mon équilibre dépend du sien. Ainsi agrippée à son bras, si je tombe, il tombera aussi. Ce serait sa faute s’il n’avait pas été assez fort pour prévenir ma chute, et ce serait gênant. Surtout pour lui. À deux, le cul gelé sur le trottoir, blessés surtout dans l’amour-propre, c’est moins embarrassant. Surtout pour moi. Sous un regard empathique, la douleur de la chute se dissimulerait habilement dans des rires embarrassés.

Nous nous immobilisons en attendant le feu vert. Près de nous, une enfant tient la main d’une femme qui pourrait être sa mère, et elles attendent toutes deux que le feu rouge vire au vert. La petite lève les yeux et m’examine des pieds à la tête, regarde mes longues bottes noires, mon long manteau de cuir noir, puis, mes cheveux noirs. Je vois bien une certaine frayeur dans son regard ainsi qu’un point d’interrogation au-dessus de sa tuque à pompon et je lui adresse un léger sourire, question de la rassurer un peu. Je ne suis pas méchante, petite fille. Il faut dire que j’ai l’air un peu inquiétant dans les yeux d’une enfant dont la mère ressemble à la mienne, ainsi affublée. Samedi soir à Montréal, on se les gèle, tout le monde est emmitouflé jusqu’aux oreilles, Christophe y compris. Moi, je suis de cuir noir vêtue avec sur la tête une écharpe nouée me donnant un look à mi-chemin entre l’antithèse de la vierge Marie et une conductrice de décapotable ne voulant pas être décoiffée par ses excès de vitesse. Encore pire, je ressemble à une starlette américaine venant de s’échapper d’un plateau de tournage d’un remake de « La Matrice ». C’est peut-être la fascination qui se dessine dans les yeux de la petite fille. Oui, tiens, je suis Thelma, la délinquante de Thelma & Louise, version hard-core. J’ai réussi à échapper à la justice américaine, ma décapotable s’est posée de l’autre côté du Grand Canyon et je me terre maintenant à Montréal, en plein hiver, et je cherche maintenant une autre Louise à émanciper, à protéger, et à mener tout droit dans le vide. Thelma la traquée, la vengeresse, la gardienne. Tu veux être ma Louise, petite fille? Dans ma camaro, je t’emmènerai, et je te jure, t’auras le droit d’être belle, de danser, de t’amuser, et de ne pas avoir peur quand je te conduirai à toute vitesse vers le précipice. Je ne laisserai personne te faire du mal. Non, personne ne va te tuer, petite fille que j’effraie. T’inquiète pas. Je deviendrai assassine pour que tu n’aies pas à te faire meurtrière. Je tuerai dans l’œuf s’il le faut, pour te protéger. Je te montrerai comment faire.
Je lui souris et elle reste là, figée, à faire des nuages de buée à travers son foulard rose. La mère tire sa fille vers elle, on ne fixe pas les gens comme ça, ma chérie. C’est malpoli. Je suis désolée maman, je ne le referai plus. Le feu vire au vert. Je lui souris et je poursuis ma course avec Christophe.

Tuesday, May 01, 2007

Behind the glass

Behind the glass, Montreal, september 2006

Montréal, septembre 2003

La session est déjà entamée, du moins dans la réalité (l'amorce est beaucoup moins concrète dans ma tête, mais bon, j'y travaille très fort...) et je manifeste l’intérêt et le désir sincère de travailler sous ton égide à la maîtrise en création littéraire.

J'ai bien évalué la situation, évoqué la possibilité de travailler sous la supervision d’autres professeurs émérites, mais personne ne semble coller d’assez près à moi, et rien ne me semble plus logique et excitant que la perspective de pouvoir compter sur ton savoir, ton expérience et ta grande sensibilité pour mener à bien mon projet d'écriture.

Évidemment, je veux travailler avec une femme, cela va de soi. Je veux travailler en terrain connu. J'ai beaucoup lu cet été (pas autant que je l'aurais voulu, c'est vrai, mais bon... je crois que je n’arriverai jamais à répondre à mes propres exigences personnelles qui relèvent toujours de l'impossible, sinon comment se veulent toujours ) et mon projet semble prendre forme, les morceaux du casse-tête s'emboîtent petit à petit et donnent l'impression qu'une image plus claire se formera sous peu... Mon projet se veut une écriture du soi, de l'Autre, et de tout ce qu'il y a au milieu. Une écriture de femme, sans conteste. Bien des ellipses sont tendues entre les écrits de femmes; à tel point que c'est étourdissant, stupéfiant. Je suis sous le choc presque à tous les jours.

Je suis actuellement dans un tourbillon émotionnel difficile à supporter; je pleure, je ris, je fuis, j'ai peur, je crois que ma notion du temps et de la réalité en est dangereusement affectée. Je n’en peux plus, je profite de la semaine de lecture pour prendre la fuite vers San Francisco dimanche matin, au lendemain de ma cérémonie de graduation de Bacc. Je vais rendre visite à une copine que j’ai rencontré cet été aux Iles Turquoise; n'est-ce-pas génial?

Je n'ai plus le temps d'écrire, ni la capacité; en fait je t'écris en ce moment et je réalise que je le fais sans trop y penser, ce n'est donc pas de l'écriture pour moi. L'écriture, ça doit être difficile et douloureux pour que ça compte. C'est un spectre qui s’empare de moi sans me demander la permission et qui s’exorcise de lui-même sans avertissement. L'état d'urgence dans lequel je me trouve me fait trembler et douter de tout-tout-tout. Normalement, le doute fait avancer, mais moi, il ne me fait que stagner!

Je sais, je sais...

Je panique pour rien. Du moins, c'est ce que je veux t'entendre me dire. Je me sens bien seule et inutile, et un petit mot de ta part me sera bénéfique et encourageant.

À bientôt, j'attends de tes nouvelles.



Monday, April 30, 2007

The world is my pork chop

"The world is my pork chop", San Francisco, October 2003

Tu ne sais pas toute l'énergie que ça me
demande de ne pas t'écrire.
Alors je ne le fais pas.
Je ne t'écris pas.
Parce que tu n'existes pas.


Dans un café Internet, San Francisco, octobre 2003


Tu te rends compte à quel point je suis pathétique? Je suis en plein cœur de San Francisco, au coin de Height et Ashbury, le berceau mythique de la génération beatnik et du peace & love. Je suis assise dans un café Internet, il fait beau, des histoires se déroulent à mon insu autour de moi et je n'ai rien de mieux à faire que d'écrire à quelqu'un qui n'existe pas.Mais c'est à toi que j'envoie ce message.Parce que toi, tu existes, mon amie.Tu existes et tu me manques. Je ne supporte pas d'être ici. J’ai mal de ressentir cette souffrance. J’essaie de la fuir, je n’y arrive pas. Elle me rattrape. Je tente de l’engourdir, de la geler, en m’étourdissant de visites compulsives de musées magnifiques, en enfilant les tableaux de maîtres l’un après l’autre, toute seule, jusqu’à ce que mon regard ne puisse interpréter que le symbolique se cachant derrière les coups de pinceaux, que les couleurs impriment ma rétine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de distinction entre la réalité et de l’acte de symbolisation du réel, en m’enivrant en compagnie d’inconnus, en goûtant des corps qui ne m’appartiendront jamais plus, en me racontant des histoires, moi, l’étrangère en perdition au charming accent, je tente de fuir, je me rattrape, j’ai mal, je n’y arrive pas, je tourne en rond, à des kilomètres de chez moi.

Je ne supporterais pas d'être à la maison, affligée d’une maladie dont j’ignore le nom, dont je suis seule à connaître l’existence. Et même si je le savais, si je la connaissais comme elle semble me connaître, je ne pourrais pas la nommer, je ne pourrais que l’écrire. Je ne supporte pas d'être loin des enfants, ils me manquent. Pourtant, je ne supporterais pas non plus d'être avec eux, ils seraient de trop. Beaucoup trop encombrants dans une peine qui ne les concerne absolument pas, que leur présence colorerait d’une teinte coupable qui déplacerait en moi ce que j’ai à traverser seule. Je n'ai qu'une envie, rester ici, sur cet écran, encore un peu. Le temps de me ressaisir, de ramasser mes morceaux, de me reconstituer. Le temps de guérir. De me guérir de lui et d’apaiser cette douleur qui m’empêche d’être libre de lui, de l’autre qui prenait sa place avant lui, de remplacer ce vide par un autre, tout simplement libre, pour la première fois de ma vie.
Je croyais qu'ici, loin de tout, loin de moi, de mes enfants et de ma vie, je deviendrais momentanément une autre. Je joue les touristes perdues, et je le fais très bien, j’arrive même à me convaincre moi-même. Les Californiens sont fondamentalement sympathiques, j’ai bu une bière à 10 h ce matin, en compagnie d’un vieux marin philosophe au Vesuvio’s. C’est là que Jack Kerouac venait se désaltérer entre deux pèlerinages; des photos de lui ornent les murs, en compagnie d’autres écrivains. Ce marin s’appelle Karl. C’est un barbu à l’allure un peu froissée, ses cheveux sont pêle-mêle, ses vêtements fripés et salis aux genoux par du gazon mouillé. Malgré ses airs de tough guy au lendemain d’une veillée pas tout à fait terminée, il était courtois et étonnamment chatty pour quelqu’un qui avait l’air d’avoir passé la nuit à festoyer. Il n’a pas rechigné lorsque je lui ai demandé de me prendre en photo en train d'ébaucher cette lettre, appuyée contre le bar du Vesuvio’s. (Je voulais me voir en train de t’écrire, pour que mes mots ne soient pas vains, pour faire partie de ma propre aventure. Que veux-tu, en voyage, je me sens décalée.) Karl a même souri. Je l’ai trouvé tout de même charmant pour quelqu’un qui empestait le whisky si tôt le matin. Il s’est excusé, la photo serait probablement floue, étant donné qu’il tremblait en appuyant sur le déclencheur. Son corps protestait contre le taux d’alcool décroissant trop rapidement dans son sang. Il m’a raconté qu’il venait tout juste de passer la nuit dans le Golden Gate Park avec sa vieille amie Rita, à boire du whisky à même la bouteille et à se raconter leurs histoires d’amour déchues. Il avait rigolé toute la nuit avec Rita. Ils avaient bu, discuté philosophie et sexe, et fait l’amour comme des adolescents, les fesses à l’air dans l’herbe froide, derrière un banc de parc. En regardant le soleil se lever sur San Francisco ce matin, Karl a inscrit sur le banc, à l’aide d’un stylo feutre qu’il garde dans la poche de son blouson, « Karl CAME here ». Il se trouvait très drôle, d’ailleurs, il en riait encore à me le raconter. Puis Rita lui avait retiré le stylo des mains et avait rajouté « So did Rita. Twice. » Il a recommencé à s’esclaffer en disant qu’elle avait souligné le mot « Twice » deux fois, en appuyant si fort sur la mèche du stylo qu’elle est devenue émoussée, et que c’était pour cette raison qu’il ne pouvait me donner son numéro de téléphone. (Je ne me souvenais pas de lui avoir demandé mais je voulais entendre la fin de l’histoire) Le crayon était fichu, et moi je me demandais si Karl ne se fichait pas de moi. J’hésite à dire qu’il me racontait des bobards, simplement pour faire la conversation avec une inconnue. Il semblait trop ému par cette douce et folle aventure qu’il venait de vivre. Qu’elle se soit déroulée dans sa réalité ou qu’il s’agisse d’une déformation alcoolique d’une aventure qui avait mal tourné, moi, c’est la réalité de cette émotion qui m’a touchée. Il avait l’air si heureux. Il souriait, et ses yeux se perdaient dans l’ascension des bulles de sa bière à peine entamée. J’ai souri en le regardant se chuchoter à lui-même, j’ai fini mon verre, rangé ma caméra et mon cahier dans mon sac à dos, et je lui ai soufflé un baiser. Je l’ai remercié d’avoir partagé cette histoire avec moi. Il sentait le whisky, la cigarette et le gazon, et son histoire m’a semblée suffisamment romantique pour que j’aie envie de la raconter. J’aime bien vivre une histoire d’amour par étrangers interposés, le temps d’un voyage d’autoguérison. Ça m’apaise. Et puis, ça me permet de m’éloigner de mon chagrin. Pendant un court moment, j’ai cru arriver à le semer. Après ma rencontre avec Karl, j’ai visité à nouveau musées, librairies et expositions de toutes sortes. Puis, il m’a rattrapée. On ne peut pas échapper à soi-même et à sa peine. J’aurai beau m’inventer des fictions follement romantiques et les prêter aux saoulons marmonnants assis près de moi dans les bars, je ne cavale pas assez vite pour échapper à mes peines d’amour, elles finissent toujours par me blesser.
Je pleure derrière mes lunettes fumées et mon appareil photo depuis 24 heures. Anne-Marie, la copine qui m’accueille gentiment chez elle, ne me voit pas pleurer, parce que je sais bien me cacher. Je pleure dans la douche, ma taie d’oreiller est couverte de mascara le matin. Mais elle devine. Elle pressent l’état catatonique dans lequel je me trouve, elle sait très bien pourquoi je suis ici, en Californie. Elle comprend la nécessité de ma fuite. Ici, je suis à des années-lumières d’une réalité qui ne cadrait plus très bien avec moi. C’est ici que je me suis réfugiée pour me cacher de fantômes que j’avais moi-même imaginés; à force de n’avoir peur de rien j’ai dû m’inventer des hantises pour que quelqu’un vienne enfin me sauver de moi-même. Je crois que c’est ce que je suis venue chercher à San Francisco. Une trêve de mes histoires d’horreur. Mais je suis là, je suis toujours là, je me sauve et pourtant personne ne se porte volontaire pour me sauver. Je suis comme moi. Je m’échappe. Je fuis.
Assise ici, dans ce petit café inconnu de San Francisco, je t’écris à toi, parce que je ne peux plus lui écrire, à lui. Ça m’est impossible, impensable, parce que j’en ai envie, tant envie que je le fais presque; tu vois, je le fais quand même mais je ne le fais pas tout à fait. Je dois m’en scinder, m’en séparer, avoir la force nécessaire de retrouver mon espace-temps et ma place dans le langage, regagner un monde dont j’ai envie de faire partie. Désir sincère d’un hiatus, d’une trêve, d’une pause, appelle-ça comme tu veux, j’avais seulement envie de me sauver pour être sauvée. Alors je suis partie. Anne-Marie me fait du bien. «You just need a break, honey, that’s all. When you go back home you’ll have California sun in your heart; enough to have the strength to go on with your life. But right now baby, you’re just a big ol’ mess! Cry here! I sure won’t tell. That’s what I’m here for, darling. That’s why you came all the way down here: Because no soul will tell. » Je pleure toute seule, comme je l’ai fait si souvent dans ma chambre d’épouse et de mère au foyer. Je pleure tout de suite, maintenant, dans l'espoir de laisser ma peine ici, à San Francisco, pour de bon, une fois pour toutes. Cette peine là, elle doit rester ici. Il y en aura d’autres, c’est certain. Mais celle-là, la peine que je traîne depuis mon divorce, elle doit mourir ici, avec moi. Avec le vieux moi tout amoché. Je veux revenir à Montréal dans une nouvelle peau, avec un nouveau cœur tout neuf. Y'a pas une chanson qui dit : « I left my (broken) heart in San Francisco » ???
J'ai choisi de t'envoyer ce message parce que tu sais que je ne peux plus lui écrire. C’est fini. Mon appel de détresse quittera San Francisco pour se rendre jusqu'à toi, à Montréal, par les méandres du net, dès que je t’aurai promis mon retour.
Je t'aime, je pense à toi.
Je reviendrai.
Promis.

Tuesday, April 24, 2007

Christophe XI

Au moins, je crois encore qu’ils m’aiment. C’était ça qui m’a fait pleurer. Qu’ils m’aiment encore malgré tout. Malgré ce que leur fille a fait de la vie qu’elle s’était fabriquée selon leur modèle. Malgré le fait qu’elle aie tout balancé. Le mari, les enfants, la famille, la maison, et hop, elle-même n’a plus jamais été la même après ça, quelle colère elle a piqué, tout le monde s’en souvient encore, le téléphone fracassé sur le mur de la cuisine, les chaises en mille morceaux dans la porte-patio, la chemise de Rose déchirée et puis les cris, les hurlements, les pleurs et la frayeur de ma mère, le calme exécutoire de mon père, et puis les flics, cognant à la porte, bonjour madame, tout va bien ici? Foutez-moi le camp de chez moi putains de salopards de connards de merde vous n’avez rien à foutre ici! Calmez-vous madame, nous voulons vous aider, Je vous emmerde tous, vous n’êtes que des menteurs, des tricheurs et des assassins, tout ça n’est que mensonge, rien n’est vrai, tout est faux, cette vie que j’avais si habilement élaborée s’est révélée n’être qu’un cirque joué par des clowns et des singes à chapeaux, je vais tous vous éliminer, vous faire disparaître, un à un, ça y est, je panique, je fait une attaque d'angoisse, Christophe me tend une boite de mouchoirs, attends que j’essuie mes larmes, oui-oui, c’est bon, je me calme, je vais bien, c'est fini, qu'il me dit, puis, m’aide à enfiler mon manteau. Tu es prête? Je lui fais un oui de la tête. Je n’ai jamais été aussi prête de toute ma vie.

Avant de pousser la dernière porte qui nous sépare de la froidure, Christophe revêt ses gants, puis enfile un long manteau de laine noir. Je passe mon écharpe par-dessus ma tête et l’enroule autour de mon cou. Je le regarde sortir les clés de sa poche puis s’emmitoufler comme il faut, puisqu’il est comme ça, Christophe, très comme il faut, c’est le gentilhomme chic, première classe s’il vous plaît merci, son accent parisien à couper au couteau ne trompe pas. J’adore les européens. Tellement classe. Ils me transportent tellement loin de chez moi. J'en oublie qui je suis. Allons-y, je suis prêt, il pousse la porte, me laisse passer devant, encore affairée avec cette écharpe autour de mon cou, referme derrière nous et verrouille les deux serrures. On n’est jamais trop prudent dans ce quartier ma mignonne, puis nous nous engageons sur la rue Laurier, direction ouest, main dans la main. Gantées, of course.

Tuesday, April 17, 2007

Christophe X

Prise de court, je n’ai rien répondu tout de suite, mais mon mutisme et mon regard hébété en disaient long. Il s’est rapproché de moi, m’as pris la main et m’a regardé d’un air compatissant, comme pour me dire je sais, petite, là, là, ça va aller maintenant, tu peux en parler, je suis là pour te comprendre, je vais t’écouter, tu peux tout me dire. Laisse-toi aller. Je ne sais pas, moi, Christophe…mon père, je n’y pense pas vraiment, il a toujours été là, à la surface des choses, à régler ce qui se voit, ce qui est évident, un toit pour nous, la bouffe, le pourvoyeur, quoi, et moi, sa fille, tout au fond des choses, puisque je le pouvais, rien ne m’a jamais empêchée de descendre plus bas, j’ai toujours été curieuse, et je n’ai jamais eu froid aux yeux, tout le contraire de ma mère, non, attends, c’est moi qui ne veut pas voir, mon père s’occupe de ma mère, et ma mère ne s’occupe de rien, c’est-à-dire des choses qui sont toujours à recommencer, celles qui ne se comptent pas, elle s’occupe de tout et elle ne fait rien, ma mère, elle fait du sur-place et elle déteste ça, parce que ça la rend invisible à tous sauf aux yeux de mon père, et elle l’aime, elle l’aime tant de la voir pour tout ce rien qu’elle représente, alors elle reste, ma mère. Elle reste et moi je voudrais qu’elle parte, qu’elle nous quitte, pour me montrer comment on fait, comment fait une mère pour partir sans cesser d’exister, sans mourir, tu m’as demandé de te parler de mon père et bien voilà, c’est ça, entre mon père et moi, il y a une mère, cette mère qu’il aime et que moi je déteste, que je voudrais voir partir pour que je puisse commencer à être, cesser d’être une mère, la mère de ma mère, ne serait-ce que pour exister dans le regard de mon père, là où ma mère ne serait plus.

Ce sont mes parents, après tout. C’est tout. Ce n’est pas de tes affaires. Ne me parles pas de ça, Christophe, je ne voulais pas et pourtant je t’ai laissé m’entraîner là ou je n’avais pas envie d’aller. J’ai versé quelques larmes sans trop savoir pourquoi, inspiré à fond, puis, éclaté en sanglots. Comment fait-on pour exister dans l’absence du regard d'un père? Des pleurs beaucoup trop violents pour une blessure dont je prétendais ignorer l’existence. Tu n’as pas besoin de me répondre, je ne veux surtout pas que tu pleures. Trop tard Christophe. Je voulais bien, moi. Et puis maintenant que tu me regardes, c’est beaucoup plus facile. Bon, oui j’ai pleuré, pas beaucoup, mais c’est toi qui a ouvert la porte, et profité de l’occasion pour m’ouvrir les bras. C’est ce que tu voulais, non? Tu as tout mis en place, tout était là. Allez, pleure, ça va te faire du bien, là, là, je suis là, C’était si bon de pleurer, je n’ai pas eu besoin d’un prétexte mais seulement d’un lieu, et puis ce n’était pas pour les raisons que tu croyais, l’intransigeance de mon père et l’inertie de ma mère, mais moi, j’y crois encore. Je suis encore aux prises dans ce triangle. Il me semblait que nous nous éloignions du sujet mais je ne me souvenait plus du tout de quoi nous parlions, Christophe a fixé le vide pendant quelques secondes, jeté sa cigarette dans le feu puis a regardé sa montre, on doit se dépêcher, notre table doit être prête à l’heure qu’il est. J’ai baissé les yeux pour fixer le plancher de bois et mes orteils qui se tortillaient dans mes bottes. Je crois bien que j’ai fait une maille dans mes bas.

Friday, April 13, 2007

Christophe IX

J’attends de voir ce que Christophe va dire, s’il a aimé ce que je lui ai raconté. Il sourit, et se rapproche un peu plus de moi. Je peux voir que mon histoire a eu les effets escomptés, puisque je vois bien son érection pousser au travers de son pantalon. Je prends sa coupe de vin, je la dépose près de la mienne sur la table à café, puis je m’assois à califourchon par dessus Christophe, sans avertir, ma jupe un brin relevée, les rebords de dentelle des stay-ups bien en vue, et je me mets à l’embrasser goulûment. Il glisse ses mains à ma taille, me caresse le dos, puis les glisse doucement sous ma jupe, effleurant mes fesses nues. Je me presse contre lui, dans un mouvement lancinant de va et vient. Il retire subitement sa langue de ma bouche et me dit nous devons quitter dans 10 minutes, la réservation est à 19 h 30Sois patiente, mon affamée. Je soupire, je me rassois à coté de lui et replace mon chemisier et mes cheveux tant bien que mal. Je lui fait le coup de la moue. Silence total. Ça m’emmerde. Question fatidique. Christophe, es-tu mon…mon…chum?

Christophe pouffe de rire. Ton quoi? Tu veux dire, ton petit ami? Ma foi, ma mignonne, on jurerait que tu as seize ans. Tous deux installés sur le canapé, moi, confortablement inconfortable, les orteils recroquevillés dans les bottes, attendant de voir ce qu’il va répondre, et lui, solennel et silencieux tout à coup. Il me regarde, assis dos bien droit et jambes croisées, en essayant de se défaire de son érection, bouleversé par la candeur de mes propos à la suite d’une mise en scène pour adultes seulement, perplexe devant une question aussi simpliste venant d’une femme aussi complexe, mais amusé de ma minauderie gamine. Question simple, oui, mais dont la réponse pourrait teinter le reste de la soirée ainsi que notre « relation ». Il fixe nonchalamment une vieille tache de vin rouge sur la carpette indienne, probablement une coupe renversée, ce n’était pas moi, je m’en souviendrais, sans trop savoir quoi répondre. Ce n’est pas facile de rester sur la frontière; on aime ou on s’en fout, on dit oui et l’on ment ou on dit non et ça s’arrête comme ça, bêtement, personne n’aime les douches froides, il m’a demandé doucement si ça me dérangeait qu’il s’allume une cigarette, non, tu es chez toi après tout, mais merci quand même de te soucier de ma sensibilité au tabac, puis je me suis calée encore plus profondément dans les coussins du canapé en frottant mes pieds ensemble, jusqu'à ce que le cuir de mes bottes se mette à grincer. Il s’est agenouillé devant le foyer, s’est allumé une cigarette, puis, a pris une bouffée en plissant les yeux puis expiré lentement les volutes de nicotine vers l’âtre de la cheminée. Je le sens nerveux, fébrile, attends, c’était peut-être moi finalement, nerveuse, fébrile, insecure little girl, et puis pendant que je le regarde fumer et réfléchir, j’écris mentalement des fragments qui m’empêchent de penser à ce que je ne veux pas voir.

Dis-moi
Je te prends
Je te veux
Je te choisis
Je te protèges
Je t’a i m e


Il a terminé sa cigarette, puis se rassois sur le canapé et pose sa main sur ma cuisse. Il me demande de lui parler de moi, de ma vie de divorcée, de mère monoparentale, rien sur ma carrière de traductrice, d’écrivaine, il n’en a rien à foutre c’est ce que je crois, ça ne l’intéresse pas cette facette de ma vie, il me pose des questions sur mon rôle de fille aînée, s’intéresse à mes parents, mais surtout à mon père.
Parle-moi de ton père; il t’aime? Est-ce qu’il est fier de sa fille?

Tuesday, April 10, 2007

Christophe IIX

Raconte, qu’il me dit, l’excitation dans la voix. Je bois une gorgée de vin avant de lui raconter mes mésaventures au pays de ses fantasmes impliquant mes fesses à l’air en février. Je sais qu’il se fout de savoir ce qui s’est vraiment passé, de savoir ce que j’ai fait, pour vrai. Je lui épargne mon grand sens de la logique et ai recours à mon sens du théâtre, et je lui raconte, pour le bien-fait de l’histoire, exactement ce qu’il veut entendre. Christophe n’en a rien à foutre de savoir qu’avant de partir de chez moi, j’avais plié le plus petit des mes strings en trois, et que j’en avais fait un mignon protège-dessous à l’intérieur d’un autre string, celui qui est assorti à mon soutien-gorge. De cette façon, quand le moment est venu, je n’ai eu qu’a le retirer gentiment d’entre mes jambes en glissant la main sous ma jupe, sans tracas ni embarras, un jeu d’enfant, les épaules chargées de paquets par dessus le marché, et lui remettre mon string, encore chaud et humide tel que demandé par M. Christophe, entre ses mains dès mon arrivée chez lui.

Évidemment, ce n’est pas une histoire de maîtresse débrouillarde et pragmatique tirant les ficelles derrière le rideau des fantasmes de ses amants que je lui ai racontée. Ce n’était pas ce qu’il voulait entendre. Non, je lui ai plutôt raconté l’histoire de la femme prise au dépourvu devant la complexité des exigences de son amant et qui tâchait de le satisfaire du mieux qu’elle pouvait et s’était mise dans l’embarras. Je ne savais pas comment faire, Christophe, tu t’imagines…j’ai dû m’arrêter devant chez toi, déposer toutes mes choses par terre afin de retirer mon slip, relever ma jupe mais pas trop, juste assez, j’avais de la difficulté à atteindre la taille en dessous de mon manteau, à enlever mon string, les lèvres dénudées de mon sexe en proie au froid glacial, à prendre garde de ne pas dérouler mes stay-ups, à ne pas tomber en passant la bande de dentelle élastique autour des talons de mes bottes, et ces gens choqués sur le trottoir, et ton voisin, qui me regardait les yeux exorbités du haut de sa fenêtre, il devait se masturber le cochon, comme il le fait habituellement de chez lui, à nous écouter derrière le mur de ta chambre au cours de nos ébats bruyants du week-end, c’est toi qui m’en a parlé, ça te fait jouir de savoir que ton voisin t’écoutes quand tu baises, tu me demandes toujours de crier plus fort, tu t’imagines, et tous ces cuistots prenant leur pause-cigarette à l’arrière du restaurant thaïlandais avec vue sur ta chambre à coucher, tous, ils me regardaient enlever mon slip en se donnant des coups de coude et en rigolant, quels porcs, ceux-là, je faisais semblant que personne ne me voyait, je faisais l’innocente mais je savais bien qu’ils étaient tous en train de bander et de saliver à me regarder en train de me dénuder les fesses à moins vingt degrés, la salope, that horny bitch qu’ils devaient se répéter, et tout ça parce que je voulais te faire plaisir Christophe, j’étais très embarrassée, j’avais honte, j’en aurais pleuré, mais rien n’y paraissait, si tu veux savoir, j’affichais un sourire coquin, j’avais l’air d’y prendre plaisir dans mon histoire alors qu’en réalité personne ne m’a vue, j’avais prévu le coup, on ne me la fait pas à moi, c’est moi qui tire les ficelles alors c’est ce que je te raconte, et tu m’écoutes attentivement, tu marches à fond dans ce délire fantasmatique que tu m’as demandé de créer et voilà, je l’ai fait, c’est ce que j’ai fait, pour toi, pour t’exciter, te faire bander, pour que tu sois content et que tu m’aimes un peu, et que tu prennes soin de moi.

S’il te plait.

Thursday, March 29, 2007

Christophe (VII)

Christophe est debout devant la porte, verre de vin à la main. Tu as fait ce que je t’ai demandé, ma jolie? Je le regarde, je souris. Je suis à bout de souffle. Oui, voilà. Avant de déposer mes sacs, avant de retirer mon manteau, je lui tends mon poing fermé. Il me regarde, ravi. Il ouvre la main et je laisse glisser le string dans sa paume. Il le frotte lentement entre ses doigts, le porte à son visage et le hume en fermant les yeux, tout en continuant de le caresser. Il sourit, satisfait. Il prend une gorgée de vin, sent mon sous-vêtement une autre fois avant de le déposer sur le comptoir de la cuisine, derrière lui. Il se dirige vers moi, dépose son verre de vin sur la table près de l’entrée, enlèves ton manteau, donne-moi tes choses. Il m’aide à retirer mon manteau, le range dans la penderie, prends mes bagages et disparaît quelques instants dans une autre pièce. J’essuie mes bottes avec minutie sur le tapis mais ne les retire pas.

L’appartement de Christophe est immense; c’est une ancienne école de formation pour infirmières du début de siècle. Christophe a acheté l’immeuble il y a quelques années avant de le rénover et d’en faire deux condos. Le sien, situé à l’étage, compte au moins 7 pièces. La plus grande, dans laquelle nous nous trouvons, la cuisine/salle à manger/salon, est la plus spacieuse. Toutes les boiseries sont d’origine, ainsi que les planchers de pin. J’adore ces planchers. Mes pas y résonnent comme nulle part ailleurs. Je m’avance dans la pièce. Il y a un feu dans la cheminée, de la musique joue, je crois reconnaître Bach mais je n’en suis pas certaine, je ne m’y connais pas vraiment en musique classique, un seau à glace contenant une bouteille déjà entamée et une coupe vide qui n’attend que d’être remplie sont déposés sur la table à café. Je suppose qu’elle est à moi. Mon regard se promène sur les nombreuses photos en noir et blanc accrochées aux murs. Il s’agit de photos de corps, ou plutôt de morceaux de corps, car on n’en voit que certaines parties. C’est un jeu de trompe-l’œil. Ce sont des photos suggestives de près, mais de loin, elle ont l’air de montrer autres chose. Des bouts de seins qui s’échappent d’un décolleté plongeant, des poignets liés par des cordes, des hanches bien rondes entre des mains d’hommes, toutes en noir et blanc. Ces photos sont toutes soigneusement encadrées et disposées en damier sur le mur du fond de l’appartement. L’effet est saisissant. Mon regard se fixe sur l’une d’entre elles, au centre. On y voit une bouche de femme, grande ouverte, lèvres que je devine peintes en rouge, et le bout d’un sexe masculin en érection apparaît dans le coin inférieur droit. De loin, avec l’effet de la perspective, on jurerait que c’est un gros plan d’une femme hurlant dans un micro. Je me fais la réflexion qu’il ne doit pas y avoir souvent d’enfants en visite dans cet appartement pour y exposer de telles photos.

J’entends Christophe, ses pas sont feutrés, il est chaussé de pantoufles. Il s’approche de moi, tu as bien fait ça, j’ai mis tes choses dans la chambre, raconte-moi comment tu as fait pour retirer ton slip, tu as été rapide, dis-donc – il m’offre du vin, bien sûr, j’accepte, l’alcool me fera le plus grand bien, il en verse délicatement dans la coupe vide sur la table à café, puis va chercher la sienne. Je lui souris, je suis nerveuse mais je ne crois pas le montrer, je bois mon vin d’un trait et dépose à nouveau la coupe sur la table, vide, déjà. Christophe y verse encore du vin, ma parole, tu es assoiffée, il est content mais inquisiteur, il attend, je reprends la coupe de ma main droite et nous portons un toast à ma réponse qui ne saurait tarder, Christophe me fixe droit dans les yeux, et moi je me surprend à baisser aussitôt le regard pour fixer mes pieds.

Mais qu’est-ce que je fous?

Je suis belle, désirée, et c’est comme ça qu’il faut que je sois, c’est ce que je veux, non? Je relève la tête, il attend ma réponse, j’ai peur, Christophe sourit et a les tempes grisonnantes, ça me rassure. Tu es belle, il me dit. La musique m’enivre, le vin est délicieux, mes sens s’engourdissent doucement, la chaleur du feu est bonne et mes cuisses se réchauffent peu à peu. Christophe s’assied sur le canapé et me fait signe de m’asseoir près de lui en tapotant sa main sur le coussin. Viens ici.

Saturday, March 24, 2007

Christophe (VI)

De toute façon, avant même d’accepter de me plier à ses exigences, j’avais déjà mon plan B en tête, et je souriais à l’idée que je réussirais à le déjouer. Je suis accoutumée aux victoires faciles et à remporter les matchs sans trop d’efforts, et l’occasion était trop belle pour refuser. Je me mobilise jusqu’à la victoire, jusqu'à ce que l’adversaire reconnaisse qu’il m’a sous-estimée. Vaincre l’adversaire tout en feignant sa propre défaite demande un sens de l’analyse rigoureux et une vision à long-terme que j’aiguise depuis l’adolescence. Et puis je ne grogne pas, moi. Quand je mords, c’est pour ne lâcher prise qu’avec le morceau de chair entre les dents. Je prévois les coups et jette de la poudre aux yeux pour que l’adversaire s’enorgueillisse de ses petits succès jusqu’à en perdre le sens du combat. Je vois loin. Et j’attends. J’attends patiemment le bon moment pour déclamer ma victoire haut et fort. Qui de nous deux gagne, au bout du compte? C’est moi, ça ne peut être que moi. Je gagne ou je ne joue plus. Je gagne ou je tue. Je gagne ou je meurs. J’aveugle l’adversaire par l’euphorie de sa victoire, puis je l’accule au pied du mur. Sa victoire a un prix. Je l’ai laissé gagné, maintenant, je le fais payer. Il paie, et donc je gagne. Fin de la partie. Mon ultime stratégie militaire est de perdre volontairement mes batailles afin de mieux gagner la guerre. La guerre de quoi, la guerre de moi, je ne sais trop.

À nous deux, Christophe.

Je traverse la rue, en faisant bien attention de ne pas glisser, je porte des bottes à talons tout de même, et la froidure me pince les cuisses et les fesses, nues sous ma jupe. Devant la porte du condo de Christophe, je dépose mes sacs sur le trottoir, et j’appuie sur le commutateur de l’interphone afin de l'avertir que je suis arrivée. Il est 18 h 56.

-Oui?
-C’est moi, Christophe.
-Tu as fait ce que je t’ai demandé?
-Bien sûr! Tu m’ouvres? On se les gèle! Et ce n’est pas métaphorique!
-Bien. Montes, alors!

Le timbre de la sonnette retentit, déverrouillant d’un coup afin que je puisse monter chez Christophe. Je pousse la porte, et la main dessus, je me retourne afin de prendre mes sacs, de me les accrocher à l’épaule tout en laissant la porte ouverte à l’aide de mon postérieur en proie à la froidure, je me retourne à nouveau, j’entre dans le vestibule, referme la porte, et rapidement, d’un seul geste, glisse ma main sous ma jupe et retire mon string caché entre mes cuisses en le gardant bien au chaud au creux de ma main. Chaud et humide, qu’il a dit Christophe. Il va être servi, parce que de toute évidence, malgré le froid qui ronge, ça m’excite, ce petit jeu. Je monte lentement les escaliers, sourire coquin, le cœur battant d’excitation, en faisant résonner mes talons à chaque marche. Christophe a laissé la porte de son appartement entrouverte. Arrivée en haut des escaliers, je la pousse doucement et j’entre chez lui.

Wednesday, March 21, 2007

Christophe (V)

En effet, comment puis-je oublier ?

Lorsqu’il m’a fait part de sa demande, j’ai failli pouffer de rire avant de me rendre compte qu’il ne blaguait pas. Il prend un peu trop au sérieux ces jeux sexuels auxquels nous nous adonnons. Je crois qu’il s’agit pour lui d’une sorte de rituel initiatique alors que pour moi, ce n’est qu’un jeu. L’effet que ces jeux ont sur Christophe me branche plus que le jeu en question. Disons que j’ai accepté de satisfaire à sa demande à la fois parce qu’il s’agit d’une entente tacite entre nous, il me demande de lui obéir et je lui dit oui, mais aussi parce qu’a chaque fois, je suis curieuse de voir les résultats. Et puis aussi par défi. J’aime bien lui faire croire qu’il peut jouer avec moi alors qu’il n’en est rien. Il ne sait pas que c’est moi qui joue. Je fais semblant. Constater qu’il croit me mettre dans l’embarras est très amusant. Il ne me connaît pas encore suffisamment pour savoir que je prends tout au pied de la lettre, et c’est habituellement pour tourner les situations à mon avantage. Désobéir tout en n’enfreignant pas les lois est un plaisir dont je me suis trop longtemps privée, tout comme les jeux, d’ailleurs. J’adore jouer. Je ne m’en prive plus.

Avant de t’engager dans l’escalier pour venir chez moi, je veux que tu enlèves ta petite culotte et que tu me la remettes entre les mains dès que tu entreras chez moi. Je veux qu’elle soit encore chaude et humide quand tu me la rendras, avant même d’enlever ton manteau, alors tu devras la porter pendant toute la durée de ton trajet jusqu’ici, et l’enlever devant chez moi, sur le trottoir, tout juste avant de me la remettre.

D’accord. C’est ce que je lui ai répondu. D’accord. J’ai feint d’être contrariée. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’est ce qu’il voulait, que je sois contrariée, que ça m’embarrasse. Il aime ça, le cochon. Ça le fait bander. Go figure. Je l’imaginais très bien, à l’autre bout du fil, en train de m’imaginer debout, devant sa porte, plantée sur le trottoir de la rue Laurier, empêtrée dans mes bagages, le souffle visible dans le froid de février, sous la faible lumière des réverbères, à tenter de retirer ma petite culotte sans attirer les regards des passants, le g-string pris dans les talons hauts, en rougissant de honte de m’humilier ainsi afin de lui faire plaisir…et moi je lui ai dit oui. Oui, Christophe. J’ai accepté de lui obéir. Je ne lui ai pas dit de se faire foutre, ni refusé de le voir.

J’ai dit d’accord.

Monday, March 12, 2007

Christophe (IV)

J’ai garé la voiture directement en face du condo de Christophe. J’ai de la chance. Je n’aurai pas à tournoyer pendant une demi-heure autour du pâté de maison, ni à faire attendre Christophe. J’ai déniché un stationnement inconnu des fêtards de la rue St-Laurent et boudé par les résidents du quartier, entre deux conteneurs à déchets, près de l’église et derrière le restaurant Thaï dont Christophe m’a parlé afin de bien s’assurer que je n’y aille pas. De son balcon, il peut voir ce qui se passe derrière le restaurant, et je n’ai pas demandé à en savoir plus. Je le crois. Le seul problème, c’est qu’en sortant de ma voiture, je dois faire beaucoup de bruit pour effrayer temporairement les rats engraissés aux vieux restants de rouleaux de printemps afin qu’ils ne m’importunent pas alors que je sors de ma voiture. Je n’ai jamais eu la désagréable surprise de tomber face à face avec l’un d’eux, mais je n’ai pas la moindre envie de prendre la chance. Les souris et les rats me font faire des cauchemars horribles, les femmes ont toujours eu peur des souris, c’est bien connu, ils me font revisiter mes souvenirs de femme au foyer, je fais mon lavage, dans ma maison de banlieue générique, et là, tout au fond de la salle de lavage, parmi le linge sale, une souris! Quelle horreur! AAARGH! Je crie, je hurle, au secours, aidez-moi quelqu’un, alors pour ne pas que ça arrive, je fais tout un tabac dès que j’ouvre la portière de la voiture, je chante, Ginette Reno, pourquoi pas, Au fil de l’eau, on voit son âââââme…avec le temps…on devient fââaaâmme… Je m’extirpe de la voiture avec difficulté, la ceinture de sécurité s’emmêle dans mon manteau, mes bas stay-ups se déroulent d’un seul trait long de mes cuisses, quelle invention diabolique que ces bas de merde, s’ils n’étaient pas si sexy j’en ferais des attaches pour sacs à ordures, je fait claquer mes talons pour effrayer les rats, je brasse mes bagages, je fais du bruit. Cette expérience devient de plus en plus complexe, je relève mes bas en prenant soin de ne pas y faire d’accroc et tant qu’a être sous ma jupe, je vérifie que mon string supplémentaire se trouve bien au chaud entre mes cuisses, tout est en place. Je suis maintenant debout, à côté de ma voiture, et je tente de tout transporter d’un seul coup. Tout est là : mon bagage pour le week-end avec tout ce que Christophe m’a demandé, ma caméra numérique, mon sac à main. Je prends tout sur mes épaules, et je verrouille les portières en cliquant sur mon porte-clé. La réservation est à 7 h 30 pile, ne soit surtout pas en retard m’a dit Christophe au téléphone avant que je ne quitte l’appartement. Et n’oublie pas ce que je t’ai demandé de faire... Mais non, mais non, Christophe, je n’oublierai pas.

Comment puis-je oublier ?

Tuesday, March 06, 2007

Christophe (III)

J’ai regardé par la fenêtre pour vérifier si la pimpante animatrice ne se trompait pas. Non, pas de neige qu’elle a dit, du moins pour les prochaines vingt-quatre heures. Pas de neige, mais du froid. Une vague de froid intense, changeant Montréal en patinoire et les Montréalaises mal vêtues en statues de glace. Si vous n’avez pas besoin de sortir, restez chez-vous, qu’elle disait. Si elle avait su se faire plus convaincante et moins moralisatrice, j’aurais sûrement accordé plus d’attention à ses propos. « Mange d’la colle, tête de poule! » Je lui ai tiré la langue, ce n’est certainement pas elle qui va me faire changer d’idée. Vous devez comprendre qu’en vivant seule avec des enfants, on en vient à se créer des colocataires compréhensifs et patients; miss météo à tuque rose ne m’a jamais menacée de ne pas payer sa part de loyer ou de me quitter à force de subir mes sautes d’humeur. Elle est toujours de bonne humeur et se fait rassurante quand le temps se gâte, et puis quand elle m’énerve, je lui ferme le clapet en appuyant sur « mute ». Elle est géniale, miss météo. Je dois maintenant me dépêcher; j’ai rendez-vous chez Christophe à 7h au centre-ville, je ne suis pas tout à fait prête et je dois calculer environ vingt-cinq minutes pour traverser le pont et me rendre dans le mile-end.

Tuesday, February 27, 2007

Christophe (II)

Les bottes enfilées, je peux maintenant me vêtir décemment. Je choisis une jupe de laine noire, évasée et un chemisier de coton blanc. Mon soutien-gorge lilas se fait discret mais est tout de même visible sous le coton blanc. C’est voulu. Je me dirige vers le salon afin de vérifier le temps qu’il fait et celui qu’il fera demain. Je lève le store de la fenêtre du salon. Il ne neige pas, du moins pas encore. Les trottoirs semblent toujours aussi glacés, par contre. Je regarde mes pieds. Se chausser ainsi ne semble pas, à première vue, une excellente idée. Surtout en plein hiver, au lendemain d’une tempête de verglas. Ce n’est pas logique. Dépourvu de sens. Mais c’est conséquent avec moi-même. Je voudrais qu’on me contrarie, que l’on me dise que ça n’avait tout simplement pas de bons sens. Mais voilà, pas de chance, je suis toute seule dans mon 5 ½ et personne ne contestera mon choix insensé. Ridicule, voyons ! Tu vas te péter solidement la gueule, te tordre une cheville, te geler les orteils, te ramasser à l’hôpital! C’est vrai. Je sais tout ça. Je prend le risque. Si j’étais une femme raisonnable, sensée et prévoyante, je laisserais les bottes à talons dans la garde-robe, et j’enfilerais mes bottines d’hiver à crampons. Mon côté pratique l’emporterait sur ma coquetterie. Mais, que voulez-vous, je suis comme ça. Je n’ai jamais été une grande fanatique de la logique, de la raison ni de la prévoyance. Coup de cœur et spontanéité ont toujours été mes mantras, et l’esprit de contradiction règne en maître chez moi. Alors, comme j’étais seule à la maison et qu’il n’y avait personne pour me dire que j’étais folle de sortir ainsi chaussée, j’ai allumé la télé et syntonisé la chaîne Météomédia, en quête d’un avis rassurant, ou tout le moins une preuve tangible de mon étourderie.

Je voulais m’assurer des prévisions météorologiques. Une blonde à la voix nasillarde, qui porte le même prénom que ma mère, usait de son charme à vulgariser pour un public néophyte le fonctionnement du système dépressionnaire. « Le Québec est sous un dôme d’air arctique. » Elle faisait un petit chapeau avec sa main droite et la plaçait au-dessus de sa main gauche, en l’agitant dans un mouvement de va et vient. « Le refroidissement éolien cinglant se fera surtout sentir près du Labrador, où les vents seront particulièrement présents. » Elle traçait énergiquement des cercles autour du Labrador sur une carte géographique, à l’aide d’un crayon magnétique. Nous, téléspectatrices, pouvions voir ces graphiques en gros plan et en couleurs sur notre écran. Le Québec était d’un beau bleu royal s’adoucissant vers le bleu vert plus au sud. « Le vent continuera de croître sur les régions du nord et soufflera de plus belle sur Montréal et les environs, de telle sorte que le refroidissement se fera plus incisif ce soir. » Elle dessinait maintenant de longs traits gras, du haut vers le bas, de sorte qu’il y avait maintenant sur l’écran quelque chose ressemblant à un tronc d’arbre coupé. « Il ne neigera pas d’ici les prochaines vingt-quatre à quarante-huit heures, mais le froid sera intense. Ne sortez pas inutilement et si vous le faites, portez un chapeau! » L’animatrice avait maintenant sorti une énorme tuque de laine rose d’on ne sait trop ou, c’est la magie de la télé, et s’en était affublée. Elle trouvait bien amusante cette façon de terminer son bulletin, les miss météo portent toutes des chapeaux, me suis-je dit, et elle nous souhaitait une bonne soirée à travers ses gloussements. Je suppose qu’elle trouvait rigolote l’idée de porter une tuque rose dans un studio télé. L’horloge numérique à l’écran indiquait 6h06, il faisait présentement moins dix-sept degrés, moins vingt-huit avec le facteur vent, et le bulletin de météo nous avait été présenté grâce à « Sinutab. Pour mieux respirer quand on ne peut plus sentir. » Et un gros nez que l’on devinait morveux apparaissait à l’écran.