Sunday, May 27, 2007

Christophe XIV

Je suis une littéraire, moi! Rien à foutre que tu aies fêté ton 47e anniversaire de naissance le mois dernier. Mes trente ans et moi n’en avons rien à glander. Je fait semblant que je ne comprends rien aux chiffres, que l’esprit cartésien m’échappe, qu’il se perd dans ma conviction d’être artistique et non théorique, tu vois, les chiffres ne sont jamais attachés aux émotions mais pourtant c’est comme ça que je valide la pertinence des miennes, que je les fait compter. Alors si, ça fonctionne comme ça. Je calcule. Je soustrait. Je divise. Je nie. Je continue de croire que la différence d’âge n’a pas d’importance, que seul compte l’age du cœur et de la tête, et j’y crois dur comme fer.

Devant chez Senso’s, alors que tu allonges le bras pour agripper la porte, je te tire contre moi. Mais qu’est-ce que tu fais Sophie, dis-tu en rigolant, merde, on se les gèle, rien du tout, je veux seulement t’embrasser avant d’entrer, ai-je besoin d’une raison, j’avoue, c’est un comportement suspect à vingt degrés sous zéro, alors que de l’autre côté de la porte il fait chaud et bon; si tu veux tout savoir, Christophe, je suis superstitieuse, alors embrasse-moi vite il fait froid pas le temps d’y penser et tâche d’en avoir envie. Nos manteaux et nos gants se frottent dans un bruissement sec et sourd. À la lumière du réverbère au dessus de nous, je remarque tes lèvres gercées. Je ferme les yeux, j’ouvre à peine la bouche et impose mes lèvres sur les tiennes, et je ne sens rien, l’épaisse couche de rouge à lèvres qui recouvre ma bouche m’en empêche. Une larme de froid glisse sur ma joue jusqu’au col de mon manteau, traçant un sillon sur mon visage, démaquillé d’un trait de caractère.

Tu me laisses faire, ravi de mon impatience malgré le froid agressant. La chaleur mentholée de mon souffle emmêlé au tien embrume tes lunettes. Tu m’embrasses à ton tour, me mordillant gentiment le bout de la langue. Je goûte ta cigarette grillée en vitesse tout à l’heure, chez toi, avant de partir. Tu souris triomphalement, le reste de ma gomme entre les dents. Tu as ce don de me soutirer le peu qui me reste avec tant d’aisance; je suis avalée d’un seul trait, consentante dans un mutisme que même le froid perçant ne saurait faire crier.

J’en serais effrayée si ce n’était pas de ma confiance aveugle en toi. Je retire gentiment tes lunettes givrées et les glisse dans mon sac à main, donnant à voir ton regard candide mais toujours voilé. Tu tapes ton index ganté sur le bout de mon nez, le glisse à ma bouche. Mignonne je suis dans la froidure tu trouves, et tu élances à nouveau ton bras vers la porte, cette fois déterminé à entrer. Pressé de retrouver la chaleur, tu pousses la porte d’un coup sec, créant une bourrasque polaire dans le portique du resto. Tu m’aides à retirer mon écharpe, mon manteau et mes gants, tu fais de même, et je presse ensuite mes mains contre tes joues afin qu’elles se réchauffent. La ravissante hôtesse nous accueille avec un sourire trop lumineux pour être vrai. Elle te reconnaît. Tu l’appelles par son prénom. Un bonsoir monsieur exagérément révérencieux désamorce ton envie de la séduire à nouveau, tu n’es pas seul, quand même, et t’incite à détourner le regard. Je vois bien que cette femme ne t'est pas inconnue; elle te fait les yeux doux, te souris, touche légèrement ton épaule afin de te diriger vers ta table, et me regarde d’un air méprisant, sans que tu ne la voies. Moi je l’ai vue. Elle a de longs cheveux noirs, probablement italienne, plutôt jeune. Plus jeune que moi. Elle porte une robe au décolleté plongeant, et déambule élégamment chaussée de magnifiques Manohlo Blahnik. Ce n’est certainement pas avec son salaire d’hôtesse qu’elle peut se payer ce genre de luxe. Un des ses petits amis mafieux doit les lui avoir offerts, ou encore pire, papa mafieux lui en a apporté une cargaison en direct de New-York, petite salope, je la déteste déjà cette pétasse. Discrètement, je prends ce qui reste de gomme dans ma bouche et le lui lance dans la chevelure alors que je la suis. Oops! Elle nous conduit à une table près de la fenêtre, à ta demande et mon acquiescement, où nous pourrons observer pendant le repas les passants frigorifiés de l’avenue Laurier et la clientèle de Senso’s à notre guise. Ça vous va, ici, Monsieur Christophe? Qu’elle te dit, oui, c’est parfait, que je lui réponds, sèchement, et je lui adresse mon plus beau sourire de vache triomphante. Elle fait un signe de la tête, lève un sourcil en accent circonflexe et nous souhaite une bonne soirée. Galant, tu tires ma chaise et je m’y assieds en soupirant d’aise.

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