Monday, May 14, 2007

Christophe XIII

Enchâssés l’un à l’autre, nous esquivons en vitesse les plaques de glace aussi élégamment que des patineurs artistiques, accélérant le pas à chaque claquement de nos talons sur le rare béton à découvert. Je me sens observée, et tu ne me regardes même pas. Tu tentes de maintenir une distance courtoise entre nous malgré ma solide poigne à ta manche. La soirée est d’un froid corrosif. J’invoque les déesses de la cosmétologie et je prie afin que mon mascara hydrofuge respecte sa promesse et que mon fond de teint tienne le coup; il faut que je sois radieuse et irréprochable pour mon close-up tout à l’heure. Trois coins de rue nous séparent du restaurant. Assez pour se frigorifier les méninges, mais trop peu pour tenir une conversation. De toute façon, je n’ai pas envie de déblatérer du small talk et mis à part le froid, je n’ai qu’une seule chose en tête pour le moment.

Manger.
J’ai faim.
Je pourrais avaler n’importe quoi.

Afin de tromper mon estomac, je déchire du bout des dents un morceau de ma gomme et l’avale rapidement, au rythme de nos pas. Trop vite tu marches, attends, et j’ai failli m’étouffer.

Si étrange, cette relation toute neuve partie sur les chapeaux de roues. Si puissante. Elle exige de moi plus que je ne peux donner. Je me laisse guider, j’en avais assez de tout faire, de réfléchir à tout, j’ai tout gâché, j’ai tout gâché, j’abdique et je me rends, et Christophe a le don de me prendre en charge, je n’ai rien à faire et c’est délicieux, délicieux et effrayant à la fois, peut-être est-ce moi qui exagère la force entre nous, c’est le droit des écrivaines, l’exagération, la mise en scène, l’overdramatization, mais c’est fascinant, je me vois, je me regarde agir et je sais, je sais que je suis attirée par ce qui m’effraie, et je continue. Je commence à peine à marcher seule, et voilà que je me retrouve déjà, volontairement dois-je te le faire remarquer, aux côtés d’un homme qui se plait à se rendre indispensable. Je me crois invulnérable parce que c’est moi qui décide de plein gré d’abdiquer les commandes; tu vois, j’ai fait un bout de chemin, déjà et encore, je suis toujours soumise mais cette fois c’est ironique, et ça me fait rire à défaut d’en pleurer. Oui je le veux, je-le-veux-je-le-veux, et je joue le jeu. Moi, si indépendante de nature mais dépendante de torture. Mon masochisme aura raison de moi, de nous deux, j’en ai bien peur. Notre relation, parce que s’en est bien une, et j’ai dû argumenter des heures avec toi pour que tu finisses enfin par l’admettre, souviens-toi, oui, Sophie, c’est bien une relation, j’ai réfléchi et tu as raison, peu importe la façon dont on regarde la chose, force est d’admettre que nous entretenons bel et bien une relation, amis/amants, homme / femme, si-si , tu as raison, toi et moi, nous sommes en relation, que tu le veuilles ou non.

On se connaît à peine, pourtant, on se reconnaît. Je reconnais que tu refuses de me connaître. Je refuse d’admettre que je te connais. Quelle connerie. Beaucoup trop jeune pour moi, mais ça ne fonctionne pas comme ça, m’as tu dis du même souffle en souriant, lorsque je t’ai demandé si tu étais mon chum, tout à l’heure. Je suis assez intelligente pour savoir que ça ne se passe pas comme ça dans la vie, mais que dans la réalité, dans ces histoires que je me raconte, c’est autre chose. Les chiffres sont dorénavant les seules choses sur lesquelles je peux compter. Combien je reçois de pension alimentaire par mois. Combien de jours par semaine les enfants voient leur père. Combien d’amants sont entrés puis sortis de mon lit depuis que je suis séparée. Combien de fois j’ai eu envie de faire l’amour avec toi depuis que je te connais. Combien de gens assistent métaphoriquement à la représentation de nos scènes élaborées de baise dans ta chambre. Combien de gens me regardent écrire ce livre depuis que je l’écris. Combien d’amis me délaissent depuis que j’écris. Combien de femmes sont en moi depuis ma séparation. Combien, combien, je n’arrive plus à savoir sur qui je peux compter à force de tenter de déchiffrer. Combien de rencontres avec ma thérapeute pour démêler tout ça. Finalement, tu n’as jamais répondu à ma question, ni moi à la tienne.

Trop jeune pour toi?
Non. Pas vraiment.
J’ai eu le temps d’y penser.
M’en fiche.
Vraiment, je m’en fous.
C’est toi qui est trop jeune pour moi.

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