Tuesday, June 19, 2007

Christophe XVII


Tu adores ces petites mises en scènes élaborées, dans lesquelles nous devenons des personnages fictifs dans notre propre vie. Moi, je m’invente des protagonistes énigmatiques qui se cachent sous des airs de banalités, des êtres tragiques mais touchants, pour le simple plaisir de la contradiction. Ce soir, je dîne avec un étranger, visitant Montréal pour affaires. Quelque chose de cosmopolite et de politiquement correct, le genre de business qui se justifie à l'aide de rapports para-gouvernementaux poussiéreux de trois cent pages qui coûtent des millions aux contribuables. La Banque mondiale, tiens. Si, tu travailles pour la Banque Mondiale. D'ailleurs, c'est ce qui est écrit sur ta carte d'affaires; il y a même le logo, ton titre, v-p finances, ton nom, Christophe, et puis tous tes numéros, tes adresses. Tu voyages souvent, tu me l'as dit, tu m'appelles parfois, de Paris, de Ouagadougou, de Brasilia. tu dois rendre visite aux représentants de pays étrangers qui ont besoin de financement pour des projets d'urbanisme, de reconstruction. Est-ce moi qui invente Christophe, tu es timide et frondeur à la fois. est-ce que j'imagine tout ça, tu sembles habité par une force, un souvenir, une pulsion qui m'échappe complètement mais dont je devine la présence lorsque tu hésites et que tu baisses le regard avant de me dire quelque chose qui pourrait me contrarier. Je te regarde rappeler le garçon, tu lui dit ce que tu veux, il reprend les menus et file vers la cuisine. Je me demande bien ce que tu lui a demandé. Je pousse la porte de la salle de bains, je me retrouve devant le miroir biseauté et terni par le temps. Je vérifie mon maquillage, le froid n'a pas trop fait de dégâts, il y a plus de peur que de mal, en fait, et quelques simples traits de crayon khôl et de rouge à lèvres et rien n'y parait plus. Je me lave les mains avec ce savon rose dégoûtant qui se retrouve dans toutes les salles de bains de restaurant du tout Montréal; ce parfum me rappelle la petite école, les salles de bains aux grands lavabos que l'on actionnait en pressant une pédale avec le pied, en un instant je suis une élève du primaire et je me lave les mains après la récréation, j'ai dû enterrer un oiseau mort dans le sable, il s'est frappé contre l'une des grandes vitrines de ma classe pendant le cours d'anglais, je m'étais fait la promesse d'aller voir s'il était toujours là pendant la récréation. How do you say un oiseau s'est heurté contre la vitre, a bird hit the window, it hit so hard, it didn't see there was a wall there he smashed into it, et puis BANG! On ne le voyait plus, il était de l'autre côté de la vitre, et moi j'ignorais à ce moment s'il n'était que sonné ou bien raide mort, quelques minutes plus tard j'étais avec lui de l'autre côté, dans la cour d'école, mais lui n'était plus là, déjà. J'ai dû l'enterrer dans les bancs de sable qui bordent la cour de récréation, personne ne m'a vue, je l'ai fait à mains nues et je me suis lavée les mains par la suite, dans la salle de bains de l'école, au dessus du lavabo à pédale, à l'aide de ce savon rose puant dont l'odeur est marquée à jamais dans ma mémoire. L'eau coule sur mes mains. Je lève les yeux, je suis dans la salle de bains de Senzo's, je rince, je secoue un peu les mains, mon amant m'attends à notre table, je lui ai dit de me faire une surprise, j'essore avec les serviettes de papier, je n'ai pas la patience de les mettre sous le séchoir automatique, je pousse à nouveau la porte pour retourner à table avec Christophe.


Je regarde, et oui, à voir l'air de Christophe et l'assiette posée à ma place, il semble bien y avoir une surprise pour moi à table.

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