Friday, June 08, 2007

Christophe XVI


Au centre du restaurant, un groupe de retraités fête l’un des leurs. Trois hommes et deux femmes sont attablés devant une gigantesque pizza. Une des convives, tirée à quatre épingles dans un tailleur pied-de poule, fait élégamment le service. Elle coupe des pointes et les dépose mécaniquement dans les assiettes en souriant, tout en suivant la conversation qui se déroule à table. Elle les distribue à sa voisine de gauche, qui les donnera à son voisin et ainsi de suite, jusqu'à ce qu’ils soient tous servis. L’homme assis près d’elle la regarde avec attention; c’est probablement son mari. Il semble s’attendre à une catastrophe; ses mains sont sur la table, son dos n’est pas appuyé sur la chaise et ses yeux ne quittent pas les mains de sa femme. Il doit craindre qu’elle ne renverse une coupe de vin ou qu’une pointe de pizza coulante de sauce tomate, déposée trop énergiquement dans une assiette, éclabousse sa chemise blanche. Au moindre faux-pas de sa femme, il sera prêt à en minimiser les conséquences. Un bouquet de ballons posé au milieu de la table attire mon attention. Il est inscrit Encore 29 ans! en blanc sur le ballon rouge, Félicitations! en blanc sur le ballon bleu, et Good luck! en lettres dorées sur un ballon vert orné de trèfles à quatre feuilles. Je n’arrive pas à me faire une idée. Fêtent-ils une retraite, un anniversaire, ou encore la St-Patrick?

Je me rends discrètement à la salle de bains, l’air nonchalant. Avant de pousser la porte, je te jette un coup d’œil discret. De plus près, je distinguerais une lueur d’excitation dans tes yeux; je me plongerais dans ton regard à la fois timide et frondeur, d’un bleu sombre et glacial nuancé d’ambre chaleureux, près des pupilles, là où personne ne l’a remarqué. Sauf moi. J’aime t’observer lorsque tu ne le sais pas. Autrement, tu ne me laisses pas faire. Alors je dois le faire en cachette. À ton insu. Je me transforme en voyeuse invisible afin de me raconter une histoire. La tienne, celle de mon amant cosmopolite en exil depuis des lunes. La mienne, celle de l’écrivaine undercover à découvert.

Tu m’attends à notre table, en terminant le vin. Le serveur t’a remis une copie du menu afin que tu puisses y consulter la carte des desserts. « Fais-moi une surprise! » t’ai-je dis avant de me lever de table. Menu en mains, tu as l’air de me choisir avec attention une sucrerie qui devrait faire mon bonheur.

Si tu savais ce que je lis dans tes petits gestes anodins et ta façon de bouger. Avenant, délicat, prévoyant. Entre les lignes de ton accent parisien, à peine affaibli par vingt ans de conversations montréalaises, je te devine toujours étranger. Tu es ici chez toi, je le vois bien. Tu aimes les gens, leur familiarité attachante, le langage coloré. Les affres de l’hiver trop long te laissent de glace, t’importunent moins que la majorité des québécois. Chez toi, ce n’est pas ici. Enfin, pas tout à fait. Par tes sourires maladroits adressés aux étrangères qui croisent ton chemin, tu laisses des traces invisibles mais bien réelles. Dans ces moments, tu es vulnérable et beau; ton corps exprime ta manière discrète d’être au monde, sans pour autant t’effacer de l’espace que tu habites. « Garçon! » Tu appelles le serveur, l’index bien levé afin de ne pas passer inaperçu. Personne n’appelle plus les serveurs « garçons » de nos jours. Enfin, pas à Montréal. Il te voit immédiatement et se dirige vers toi, une pile de menus sous le bras. Tu lui demandes quelque chose, il fait oui de la tête et te remet un menu. En le remerciant, tu lui fais sûrement une remarque spirituelle, puisque vous riez discrètement tous les deux. Il termine le vin en le partageant dans nos verres respectifs avant de repartir avec la bouteille vide, toujours souriant.

1 people had something to say:

Anonymous said...

pourquoi pas:)