Wednesday, May 02, 2007

Christophe XII

Mes talons aiguilles s’enfoncent dans la neige et me donnent une certaine prise au sol, rendant ma démarche plus assurée. Je procède avec caution, car je me connais. Je sais ce dont je suis capable, et mes capacités en matière de déambulation se résument en un seul mot. Je suis maladroite. Les gens ayant déjà marché avec moi sur les trottoirs vous le diront; je m’enfarge plus souvent qu’à mon tour dans des obstacles imaginaires. Je le sais, bon sang! J’ai déjà fait bien pire que de glisser sur un trottoir glacé. Par exemple, j’ai déjà manqué une marche dans les escaliers du métro en pleine heure de pointe et répandu tout le contenu de mon sac à mains aux pieds d’usagers du transport en commun; je crois bien que c’était la dernière fois que j’ai pris le métro, ma voiture me semblait tellement plus sécuritaire après cete mésaventure; j’ai déjà glissé dans le stationnement d’un voisin un soir d’Halloween, en chantonnant la charité s’il vous plait! avec Rose déguisée en princesse sur un bras et un sac de bonbons sur l’autre, projetant les bonbons dans les airs, me transformant tout à coup en pinata impromptue, traumatisant ma fille et mes voisins du même coup, un classique; je suis même tombée sur le derrière dans une salle de cinéma bondée alors que je cherchais un siège libre dans la pénombre, pop-corn volant dans tous les sens, déclenchant l’hilarité générale chez les cinéphiles et l’embarras de mon mari à l’époque. Une chute est toujours imminente chez moi, et la certitude qu’elle se produira n’est pas à remettre en question, la seule chose que j’ignore, et là réside toute l’excitation, est le moment où je tomberai sur le cul.
Je m’attends donc à tout moment à m’étendre de tout mon long sur la chaussée, et je me prépare mentalement à cette éventualité. Christophe le ressent, peut-être est-ce ma façon de lui serrer la main très fort en lui tirant le bras dans tous les sens qui lui a donné cette impression, ne me laisse pas tomber-ne me laisse pas tomber-ne me laisse pas tomber et en arrivant à l’intersection du boulevard Saint-Laurent, il retire sa main de la mienne pour m’offrir son bras en entier en guise de soutien. Je m’y accroche volontiers, merci beaucoup Christophe, tu es très prévenant, convaincue que mon équilibre dépend du sien. Ainsi agrippée à son bras, si je tombe, il tombera aussi. Ce serait sa faute s’il n’avait pas été assez fort pour prévenir ma chute, et ce serait gênant. Surtout pour lui. À deux, le cul gelé sur le trottoir, blessés surtout dans l’amour-propre, c’est moins embarrassant. Surtout pour moi. Sous un regard empathique, la douleur de la chute se dissimulerait habilement dans des rires embarrassés.

Nous nous immobilisons en attendant le feu vert. Près de nous, une enfant tient la main d’une femme qui pourrait être sa mère, et elles attendent toutes deux que le feu rouge vire au vert. La petite lève les yeux et m’examine des pieds à la tête, regarde mes longues bottes noires, mon long manteau de cuir noir, puis, mes cheveux noirs. Je vois bien une certaine frayeur dans son regard ainsi qu’un point d’interrogation au-dessus de sa tuque à pompon et je lui adresse un léger sourire, question de la rassurer un peu. Je ne suis pas méchante, petite fille. Il faut dire que j’ai l’air un peu inquiétant dans les yeux d’une enfant dont la mère ressemble à la mienne, ainsi affublée. Samedi soir à Montréal, on se les gèle, tout le monde est emmitouflé jusqu’aux oreilles, Christophe y compris. Moi, je suis de cuir noir vêtue avec sur la tête une écharpe nouée me donnant un look à mi-chemin entre l’antithèse de la vierge Marie et une conductrice de décapotable ne voulant pas être décoiffée par ses excès de vitesse. Encore pire, je ressemble à une starlette américaine venant de s’échapper d’un plateau de tournage d’un remake de « La Matrice ». C’est peut-être la fascination qui se dessine dans les yeux de la petite fille. Oui, tiens, je suis Thelma, la délinquante de Thelma & Louise, version hard-core. J’ai réussi à échapper à la justice américaine, ma décapotable s’est posée de l’autre côté du Grand Canyon et je me terre maintenant à Montréal, en plein hiver, et je cherche maintenant une autre Louise à émanciper, à protéger, et à mener tout droit dans le vide. Thelma la traquée, la vengeresse, la gardienne. Tu veux être ma Louise, petite fille? Dans ma camaro, je t’emmènerai, et je te jure, t’auras le droit d’être belle, de danser, de t’amuser, et de ne pas avoir peur quand je te conduirai à toute vitesse vers le précipice. Je ne laisserai personne te faire du mal. Non, personne ne va te tuer, petite fille que j’effraie. T’inquiète pas. Je deviendrai assassine pour que tu n’aies pas à te faire meurtrière. Je tuerai dans l’œuf s’il le faut, pour te protéger. Je te montrerai comment faire.
Je lui souris et elle reste là, figée, à faire des nuages de buée à travers son foulard rose. La mère tire sa fille vers elle, on ne fixe pas les gens comme ça, ma chérie. C’est malpoli. Je suis désolée maman, je ne le referai plus. Le feu vire au vert. Je lui souris et je poursuis ma course avec Christophe.

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